Comment je me suis masturbée (ma vie analytique)

Bonus du DVD, une interview de Bresson à TF1. Déjà une bande de petits connards en 1983 (comme si on en doutait). Le présentateur vient nous expliquer : « Alain Beverini a rencontré Robert Bresson qui a décidé de mettre lui-même en scène cette interview. Ne soyez donc pas du tout surpris par certains cadrages ou plans fixes. »
C'est drôle, ce document n'est passé que grâce à sa rareté (Bresson n'intervenait jamais à la télévision). Mine de rien, c'est une petite victoire de l'intégrité, valeur qui me semble être au centre de l'oeuvre de Bresson (il se l'applique à lui, bien sûr, mais c'est aussi une thématique de son cinéma).
L'interview est mise en scène de la façon la plus logique et symbolique qui soit, à savoir : le journaliste est une ombre, sur le bord du champ, car il faut que l'on connaisse la présence d'un destinataire à la parole, et le réalisateur, face à lui, séparé par une table blanche, parle. Un seul plan fixe. C'est honnête. Mais visiblement, ça ne plaît pas à notre présentateur de TF1, qui renchérit à la fin de l'interview : « Voilà, je vous rappelle que les plans fixes de cette interview, et l'absence d'image à certains moments, qui provoquait des noirs à l'antenne (NDLR : on appelle ça des fondus au noir...), ont été volontairement voulus par Robert Bresson, qui a mis lui-même cette interview en scène. » Je ris. Cette honte qu'il éprouve vis-à-vis de ce document, elle est d'une sincérité presque touchante, et elle est surtout extrêmement signifiante ; elle s'accompagne d'une totale mécompréhension du cinéaste, que pour autant l'on ne peut pas condamner tout à fait.

Car Robert Bresson, c'est beaucoup de ce que l'on peut voir d'une certaine façon comme des manières. C'est ce qu'a vu le présentateur : ce petit vieux, là, qui fait des films seulement vus par l'élite de l'élite, il nous fait chier, il ne veut pas être filmé comme tout le monde, et il fait une interview d'un ennui sans égal. Il y a quand même ce paradoxe : ne pas faire comme tout le monde, c'est faire le plus simplement possible. Et là on touche à quelque chose.
(Mes propos ont ici l'air généraux, mais L'Argent, dernier film de Bresson, est probablement l'aboutissement de son « écriture cinématographique ».)
Je ne vais pas vous cacher qu'il y a une dimension complètement masturbatoire du cinéma de Bresson. Le monde est tellement surchargé et compliqué (mauvais pendant de la complexité) que la simplicité se gagne, on n'y « revient » pas, on y vient. De fait, dans l'univers absolument pur du cinéaste (dont les gros plans, qui excluent justement toute surcharge, sont symptomatiques), tout est symbole. C'est le règne du signifiant.
Bresson essaie de faire de son cinéma une « page blanche ». Le cinéma, c'est l'art de capter une partie d'une réalité. Quand on met sa caméra sur son épaule, on cadre forcément une multitude d'objets. Souvent, les cinéastes ont cette tentation de partir de cette matière et de la modifier à leur guise. Chez Bresson, il y a cet effort, je crois, de concevoir le monde comme une page blanche, et au lieu de fonctionner par soustraction (enlevons ce torchon blanc qui attire trop le regard et... action !), il crée par addition. D'ailleurs, il est amusant de constater que le réalisateur ne cesse d'évoquer les figures du peintre ou de l'écrivain, et on sent bien que c'est d'eux qu'il voudrait tenir. Et le cinéma de Bresson a ce quelque chose de légèrement égoïste et solitaire qui caractérise les arts pratiqués par un auteur livré à lui-même.

Regarder un film comme L'Argent, c'est alors un véritable travail. Pour moi, c'est également une source de plaisir, mais on pourrait argumenter le contraire, en passant par la case « le cinéma doit être léger ! Je regarde ça en rentrant du travail et je ne veux surtout pas avoir à réfléchir. » Tout fait sens, donc, au point que j'ai remis le début du film pour écrire ce texte, et ça y est, dès le premier dialogue, j'ai envie d'analyser.
« On est le premier du mois », dit un jeune garçon à son père, qui sort alors silencieusement de l'argent d'un tiroir, puis complète la somme à partir de son portefeuille. Rien que dans ces 10 secondes, tellement de choses à dire : l'argent, ce mot qui n'a pas besoin d'être prononcé ; cette source de calculs (le 1er du mois, une somme particulière calculée par le père) ; ces calculs tellement rodés qu'ils sont devenus presque naturels, et sont une façon de conférer à l'argent une dimension de toute puissance (qu'on ne serait pas forcé de lui accorder) ; ce don de soi qu'il semble induire (dans ce tiroir vidé, puis ce portefeuille tiré de la poche intérieure de la veste, on ressent bien une intuition de dépossession) et qui lui confère une valeur démesurée, inquiétante, car presque humaine (l'argent-organe ? il le tire de l'intérieur de lui-même). Ça y est, le film a déjà rempli son contrat, il s'appelle L'Argent, et tout a été dit sur l'argent.
Ensuite, l'argent devient le MacGuffin du film : un prétexte au développement du scénario, objet matériel mystérieux. Je ne sais pas si c'est tellement de l'argent que veut parler Bresson. Chacun cherche à en obtenir, mais il y a quand même une forme d'absurdité dans ce désir d'argent, qui est rarement motivé par une réelle nécessité. D'ailleurs, même si le personnage principal est un travailleur, avec un enfant à charge, aucune insistance particulière n'est faite sur sa pauvreté, et au contraire on lui découvre un intérieur lumineux, et plutôt confortable (j'ai été marquée par un plan à travers la porte d'entrée qui laisse voir, sur le plan de la cuisine, poireaux et carottes en quantité, détail qui donne une sensation de bien-être). Comme si, donc, il fallait vraiment voir l'argent comme un objet curieux qui peut provoquer des réactions étonnantes, qui vont jusqu'à la démence.
Mais il ne semble pas être le coupable, il fonctionne simplement comme un catalyseur. Face à lui, chacun se révèle. Ainsi, par exemple, le jeune homme qui demandait son argent de poche à son père est un suiveur, docile. Se voyant refuser une avance par ses parents, il appelle un ami, qui le fait utiliser un faux billet de 500 francs. La radinerie du père se répercute, et Bresson prend un malin plaisir à étudier « l'effet papillon » de l'introduction d'un faux billet sur le marché à la fin du film, que je ne vais pas vous révéler, bien sûr, mais qui est mille fois plus énorme que ce petit larcin. C'est cela que raconte le film. Une circulation des malheurs parallèlement à une circulation des billets. Scénario particulièrement bien ficelé.
La dernière partie du film intrigue, mais dans le bon sens, car elle induit un « pourquoi ? » qui trouve quelques réponses : cette fin amène à relire le film, à essayer de comprendre, et elle laisse sur une position réflexive, ce en quoi on peut penser que c'est même une fin idéale.
L' « écriture filmique » est absolument sublime de bout en bout. Détail génial : quand le personnage va enfoncer la clef dans la porte de chez lui, cette porte s'ouvre toute seule. Il a donc une famille, qui de surcroît l'attend. Mais comme tous les détails sont géniaux, je ne vais pas m'arrêter sur chacun.
Je voudrais juste souligner que j'ai beaucoup apprécié cette tendance à filmer les espaces avant l'action (séquences dans le métro par exemple, ou bien dans la prison), comme du point de vue d'une caméra de surveillance, mais justement, ce n'est pas une caméra de surveillance, puisque si ces séquences ont été choisies, c'est qu'il va s'y passer quelque chose. Bresson exploite le temps de notre imagination : que va-t-il se passer ? On se joue la scène de différentes façons avant de la voir jouée.
Et puis, il y a cet amour pour les objets et la fixité. Parce que le moindre mouvement, dans la fixité, veut dire tellement de choses. Dans les scènes dans la prison, on sent parfois que le temps chronologique est respecté, mais la caméra ne suit pas les personnages. Elle s'arrête un peu sur une porte refermée, par exemple, et l'attitude d'un garde dans sa fonction, car c'est tellement plus intéressant que de suivre un homme dans un couloir (homme que l'on retrouve, quelques secondes plus tard, avancé). Il y a quelque chose de tellement touchant, par exemple, à voir ce garde fermer la porte après le passage du directeur. C'est une sensation très curieuse, mais on se sent chez soi, dans la vie. Bresson... mais là je développe ce qui n'est qu'intuitif à la vision du film. Une porte, c'est un objet lourd, problématique, dans son essence même : ça veut dire que d'une part on a cherché à segmenter l'espace en faisant un mur (pourquoi ?), et d'autre part, on a voulu y laisser une certaine place pour le passage, occasionnellement. Et si on y réfléchit bien, toute porte est hautement signifiante. Aussi n'est-il pas inutile de s'attarder sur une porte, sur la difficulté à la fermer, le bruit métallique et désagréable qu'elle provoque (la sensation froide au toucher, et même, oui quand on voit cette porte à barreaux métalliques dans la prison, on sent même cette odeur de métal qui doit infecter les mains du garde qui la touche toute la journée). Et voir des petits bras aux prises avec ce monde du concret, c'est important – bon, Bresson est peut-être aussi un peu fétichiste des portes, mais il y a d'autres scènes similaires qui s'attardent sur d'autres éléments, comme des valises, ou vraiment n'importe quoi.
C'est important, parce que ce que dit le film, finalement, c'est aussi que tout ce qui peut nous arriver (de mal) est dû à des détails concrets, et on ne peut pas en faire fi. L'argent, c'est justement le concret à son état le plus sale et le plus pur : un bout de papier qui nous permet d'obtenir ce que bon nous semble, cette formule magique qui transforme le papier en matière ! L'Argent est donc un film ultra-matérialiste, une sorte de poème en admiration devant la matière, cette chose qui finit par régir nos vies, l'air de rien. D'ailleurs, mon fameux petit garde qui ferme la porte derrière le directeur, il se trouve derrière la grille, ce qui donne la sensation qu'il s'enferme lui-même, et délibérément ! Il semble à peu près aussi déshumanisé que la porte elle-même. On retrouve là une thématique également présente dans Un Condamné à mort s'est échappé, dans lequel un condamné se livre pieusement, dans sa cellule, à un véritable combat contre la matière, qui prend une tournure métaphysique.

Je crois que ça sonne bien, "tournure métaphysique", en guise de clausule. De toute façon, une analyse de ce film ne saurait être conclue, il y aurait encore tellement à dire. Mais peut-être la seule chose à dire ne l'a-t-elle pas été ? Voyez L'Argent ! Le tout est simplement d'être prévenu que ce n'est pas un film marrant ou qui permet de s'évader de la (nouvelle clausule à multiplier avec la première !) vie quotidienne.
Philistine
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le 20 févr. 2012

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