Truffaut aura tellement parlé de l’enfance à travers ses films, et de manière chaque fois très différente, que chacun pourra y trouver sa préférence, ici ou là, à travers Les mistons ou Les quatre-cents coups, L’enfant sauvage ou L’argent de poche. De cette liste, celui qui me touche infiniment plus que les autres, c’est le dernier, probablement parce qu’il me semble être son plus libre, son film le plus spontané, aéré, imprévisible, en plus d’être celui qui est peut-être le plus difficile à créer tant il souhaite s’adresser aux grands autant qu’aux petits. Autant j’ai du mal à revoir du Truffaut, autant je pourrais voir et revoir L’argent de poche sans m’en lasser.


 C’est un magnifique témoignage de la France Giscardienne, qui prend Thiers, dans le Puy-de-Dôme, comme village témoin, à la veille de son passage en classes mixtes. Mais pas vraiment comme il prenait Nîmes dans Les mistons ni Paris, dans Les quatre-cents coups. Il y a quelque chose de plus frontal ici, plus chaleureux par ses couleurs, plus instinctif dans ses brèves immersions, plus cruel dans certaines de ses esquisses. Ce qui en fait un film rare, de ceux qu’il est rare de voir, dans le genre du film d’enfance, dans le cinéma tout court : C’est un enchainement de morceaux de vie, des bribes d’évènements, des micro-secousses.
« L’argent de poche raconte les aventures de quinze enfants, du premier biberon au premier baiser. J’ai tourné L’argent de poche sans vedettes, car la véritable vedette d’un film sur les enfants, c’est l’enfance elle-même. (…) Certains des épisodes sont gais, d’autres graves, certains sont de pures fantaisies, d’autres sortent tout droit de cruels faits divers, l’ensemble devant illustrer que l’enfance est souvent en danger mais qu’elle a la grâce et qu’elle a aussi la peau dure.» disait François Truffaut, en 1976.
On assiste aux petites bêtises, aux menus larcins, aux éternelles insolences, aux premiers émois. C’est une somme, informe, de petits évènements apparemment sans liant. Comme si on avait pris quelques esquisses de récit et qu’on les avait agencées de façon aléatoire, comme on aurait pu en assembler mille autres – Un peu comme les trains de Benning, dans RR. C’est un film d’1h40 mais ça pourrait durer une heure de moins ou dix de plus. C’est cette liberté qui fascine et qui raccorde avec celle qui traverse l’univers de l’enfance ou tout est possible et source d’expérimentation. Qu’il y existe des dangers, des peurs, des injustices oui, pourvu que tout soit sans cesse guidé par la grâce. Structure éclatée raccord avec la spontanéité des enfants. La forme en connivence absolue avec le fond, en somme.
En tout cas, contrairement à ce qu’on en dit, il ne me semble pas qu’il y ait moins de dureté, de cruauté dans ce film-ci que dans Les quatre-cents coups – Evidemment, on est tenté de les comparer pour plein de raisons. Seulement cette dureté, cette cruauté sont plus masquées ici, tout simplement parce que la structure est plus lâche, la forme plus libre, et que le récit semble écrit pour être montré à des enfants, comme si on leur racontait un conte léger et tragique, en déformant la tragédie de façon à ce qu’elle se fonde dans la légèreté d’apparence. Mais en tant qu’adulte, cette violence est pourtant claire : On voit beaucoup Julien, cet enfant battu, plus discrètement cette femme délaissée ou cet instituteur inquiet.
« (…) La vie n’est pas facile, elle est dure, et il est important que vous appreniez à vous endurcir pour pouvoir l’affronter. Attention, je ne dis pas à vous durcir, mais à vous endurcir. Par une sorte de balance bizarre, ceux qui ont eu une jeunesse difficile sont souvent mieux armés pour affronter la vie adulte que ceux qui ont été très protégés, très aimés ; C’est une sorte de loi de compensation (…) » Dans cette infime parcelle du somptueux monologue de Stévenin, qui joue l’instituteur, c’est évidemment Truffaut qu’on entend.
Dans le pré-générique, Truffaut lui-même, à la manière de son maître Hitchcock, apparait une demi-seconde et fait signe à un enfant sur le point de poster sa lettre, un signe qui semble dire « Ce film est pour toi, petite, pour vous, les enfants. Amusez-vous bien ! » Une carte postale laissée dans une boite-aux-lettres. Rien de plus. C’est déjà énorme. Dans la séquence suivante, tandis que le générique se déploie en lettres bleues, les enfants courent à travers les ruelles, les pentes, les marches et les chemins afin de rejoindre le centre de Thiers, leur école, leur classe. Ils ont déjà pris possession du film. Et de la ville. Ils seront Thiers, un film durant. C’est un film qui voudrait leur donner le droit de vote.
C’est sans doute ce qui fait sa force et son originalité : C’est un beau film sur les enfants, pour les enfants. Que Truffaut qui a toujours fait un film différent du précédent, tourne cette version « expérimentale » et en couleurs des Quatre-cents coups, entre L’histoire d’Adèle H et L’homme qui aimait les femmes, en dit long sur ce besoin de revenir inlassablement à l’enfance, en plus de lui donner une place d’autant plus inédite, qui relève quasi du documentaire et fait écho à un film qui pourrait partiellement se situer dans sa roue, quarante plus tard : Le très beau L’ile au trésor, de Guillaume Brac. Parce que Thiers comme la base de loisirs de Cergy est une île, en fait.
J’aime aussi que le film effectue ce pas de côté à la toute fin, dans la colonie de vacances, qu’il soit un écho discret au prologue, qu’il s’en aille sur une blague d’enfants et sur un baiser, celui entre Patrick & Martine, en opposition, dans sa tenue formelle, au reste du film. Ce qui est très beau c’est justement de voir ça après le défilé de choses en apparence plus anodines : A l’image de cette scène magnifique (par ce qu’elle évoque et par son découpage) où Patrick observe l’horloge de l’école en espérant ne pas être interrogé avant la sonnerie. Ou bien ces échanges entre les enfants, leurs complicités. Quelque chose qui rappelle aussi beaucoup le Zéro de conduite, de Jean Vigo.
L’argent de poche, de François Truffaut est un film qui me fait penser à ce que j’éprouve devant Une histoire simple, de Claude Sautet. Sans doute sont-ce les années 70 qui font cet effet, mais à mes yeux ce sont les deux plus beaux films de leurs auteurs. J’ai l’impression qu’on les a désossés au maximum pour n’en garder que l’Adn le plus pur. Qu’ils y ont mis tous ce que j’aime dans leur cinéma respectif et qu’ils ont laissé de côté ce qui me touche le moins. Deux films, par ailleurs, que le temps et les visionnages m’ont fait les aimer, tant ils ne se dévoilent pas instantanément.
JanosValuska
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le 15 nov. 2019

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