Je suis acquis à l'idée qu'en ce qui concerne une œuvre artistique, la forme — c'est à dire autant le style que l'histoire au service de quoi on le met, ce que le film a à nous raconter — prime sur le propos — c'est à dire le contenu politique, philosophique, ce que le film a à nous dire. Si je peux donc apprécier une création qui véhicule des idées en parfaite opposition avec ce en quoi je crois, pourvu que la forme soit excellente, je ne suis pas pour autant naïf au point de croire que la forme et le propos n'entretiennent jamais aucune sorte de relation — je ne sais que trop bien à quel point un propos niais et une forme niaise ont une vive tendance à aller de paire (encore que le cinéma des années 20 nous offre quelques magnifiques exceptions).

C'est notamment ce qui me rend difficilement supportable la majorité des œuvres centrées sur la seconde guerre mondiale, notamment les sujets de la Shoah et de la résistance française ; ces productions déploient le plus souvent une grande indigence dans la forme, que la gravité du propos est censée excuser — on n'est pas là pour faire de l'art, mais pour informer, pour dénoncer, merde, quoi —, propos qui lui-même est généralement d'une grande niaiserie et d'un tel degré de manichéisme, de simplification, d'idéalisation, et de manipulation par le pathos qu'on se demande si l'artiste — pardon, le militant — ne prend pas son public pour des abrutis finis, incapables d'arriver à la "bonne" conclusion si on ne la leur enfourne pas d'office toute prémâchée dans la bouche.

Bien sûr, tout ceci n'est pas sans raison. La seconde guerre mondiale est, pour nous-autres Français, tout à la fois un traumatisme historique et un pan de la mythologie nationale. Son utilisation à des fins de propagande (que celle-ci soit de gauche ou de droite) ou de manipulation sentimentale (voir à ce sujet la liste de DZ015, http://www.senscritique.com/liste/The_Shoah_must_go_on/51629 ) est un phénomène prévisible et attendu — le contraire serait même très étonnant, surtout quand la plupart des gens qui s'attèlent à ce type de projet sont nés après la seconde guerre (et ça ne va pas s'arranger avec le temps) et n'ont de cette période, malgré le "travail de recherche" qu'ils croient avoir fait, que de vagues et approximatives notions, des souvenirs confus de leurs cours d'histoires au lycée et quelques chocs émotionnels ressentis au contact des productions tout aussi biaisées de leur aînés.

Et donc, si comme je l'ai dit je fais avant tout primer la forme dans le jugement que je me fais d'une œuvre, une fois que cette part du contrat est remplie, je ne suis en revanche pas insensible au fait de trouver un propos en adéquation de part sa force et sa qualité avec la forme qui le sert, et surtout, chose rare, un propos qui me parle — une convergence dont cette longue introduction a entre autre pour but de souligner le caractère exceptionnel et remarquable, s'agissant d'un sujet (ici donc, la résistance) qui en général, pour des raisons que j'ai expliquées, donne plutôt des films où la médiocrité est le seul trait d'union entre la forme et le propos.

La singularité de "l'Armée des ombres" se manifeste dès sa conception : basé sur le roman d'un ancien résistant, et réalisé par un autre ancien résistant, le film est aux antipodes des clichés habituels sur la résistance, à l'opposé de la glorification nationaliste, de l'idéalisation héroïque et de la mythification démagogique de cette période de l'histoire. Ici on nous dresse un portrait de la résistance probablement plus proche de la réalité que n'importe quel documentaire ne l'a fait : on nous montre des gens qui ne sont qu'une infime, insignifiante minorité, qui vivent dans la clandestinité et la peur permanente, qui ne peuvent faire confiance à personne, pas même à leur famille ou à leurs amis, qui passent beaucoup plus de temps à fuir, se cacher, s'évader ou poursuivre leurs propres traîtres qu'à réellement gêner la logistique nazi, et qui surtout savent bien que, d'un point de vue conséquentialiste, leur combat est vain et désespéré — c'est là la vraie valeur de leur héroïsme, de se battre pour leur cause en sachant qu'ils ne gagneront pas, qu'ils vont au devant d'une mort certaines, que tôt ou tard ils seront capturés, torturés, et exécutés, que leurs sacrifices seront en fin de compte inutiles et souvent anonymes. Montrer la résistance ainsi n'est pas la dénigrer, c'est au contraire mettre en valeur le courage insensé qu'il faut pour s'engager dans une telle opération, prêt à tout sacrifier sans aucun espoir de victoire, c'est montrer ce qu'il y a d'héroïque dans la résistance : on ne se bat pas avec l'assurance qu'on triomphera, mais bien avec la quasi-certitude que le combat est perdu d'avance. Cela nous montre, en négatif, l'hypocrisie et l'imposture du discours moderne, incarné par tant d'autres productions, qui voudrait faire croire qu'entrer dans la résistance est une évidence pour tout homme décent — point de vue qui n'est tenable qu'à une époque où il n'y a presque plus de fascistes en France, et où ils n'ont plus aucun pouvoir, à une époque où on ne sait pas, on ne sait plus l'ampleur des sacrifices à quoi devait être prêt chaque combattant de l'ombre, et devant quoi la majorité, aussi sincèrement anti-fasciste qu'elle ait été, ne pouvait que reculer.

Ce qui fait le génie de ce film, c'est bien que la mise en scène soit à la hauteur d'un tel propos. Elle refuse notamment la facilité qui serait de concevoir cette histoire sur le modèle d'un film d'aventures et de gangsters, avec un gros "coup" minutieusement préparé, un "casse" spectaculaire qui fournirait à la fois l'enjeu et le point d'orgue du film. À la place, on nous montre de petites séquences pas forcément liées entre elles, qui s'enchaînent souvent avec de longues ellipses. On saute d'un personnage à l'autre, d'un lieu à l'autre, sans logique apparente. On pourrait croire que c'est un "tour de table", qu'on nous présente les différents personnages avant de les faire se rencontrer et d'attaquer le cœur du sujet ; mais non, tout le film suit cette structure, et c'est bien là justement que s'exprime la qualité de la mise en scène : ce qui dans d'autres films n'est qu'une formalité à expédier le plus vite possible est en fait dans ce cas l'intégralité du film, et la tension dramatique qui normalement devrait se réserver aux quelques scènes clefs de l'histoire ici ne nous lâche jamais vraiment ; chaque scène est investie d'une grande intensité, et alors qu'au final on ne nous raconte pas vraiment d'histoire (plutôt une série d'anecdotes entrelacées), jamais l'ennui de s'installe.

Au contraire, cet enchaînement chaotique de séquences disparates, ces sauts, ces interruptions, ces accélérés, ces ralentis, ces retours en arrières, ces mouvements anticipatifs nous plongent pleinement dans l'ambiance de la résistance, au jour le jour, à la fois perpétuelle attente et fuite sans fin ; on sent comme ces personnages semblent attendre quelque chose qui n'arrive jamais, tout en n'étant jamais vraiment en sécurité nulle part — pas même lors de leur bref passage à Londres, soumis aux bombardements allemands. On sent leur désespoir, leur désenchantement, d'autant mieux que le film se garde bien de nous imposer la moindre scène de discours — il n'y a ni la place ni le temps pour le politique, l'idéologie, nos résistants ont des préoccupations extrêmement concrètes et immédiates, des préoccupations de survie, jusque dans leurs monologues intérieurs.

En ce sens, "l'Armée des ombres" est moins un film sur la résistance que sur *les résistants*, sur ce que c'est, concrètement, que d'être un individu membre de la résistance. Dans la même logique, le film passe très peu de temps sur les nazis, il les montre de façon très neutre, comme une armée d'occupation "ordinaire", sans se sentir obligé de souligner lourdement et systématiquement le sadisme des SS ; on évite ainsi habilement la démagogie des scènes de torture : Melville se contente de nous montrer le résultat, et la simple image d'un visage tuméfié fait mieux, sur le plan du cinéma, que les dix minutes de voyeurisme manipulateur à quoi on aurait eu droit dans une autre production. Une seule fois on se laisser aller à filmer directement la cruauté des nazis, mais justement pour mieux nous offrir un contraste avec le reste du film, pour construire une scène qui ressemble fort à une scène de fin, avant de l'interrompre brutalement, d'une façon qui dans n'importe quel autre film aurait été un cliché grossier, mais ici fonctionne parce qu'elle ne rend la véritable fin que plus cruelle, et parce qu'elle reste dans un des thèmes forts du film : l'imprévu.

La réalité de l'imprévu, l'imposture des plans parfaitement minutés façon Hollywood (où même les simili-accrocs font partie de la combine), voilà ce que montre ce film, où même les plans les mieux préparés peuvent échouer au dernier moment sur un point de détail insignifiant, ou bien réussir de justesse en demandant une grande capacité d'improvisation ; imprévu, improvisation aussi dans les séquences d'évasion, qui ne sont jamais héroïques — on saisit sans réfléchir une opportunité qui se présente, et on court le plus vite possible en sachant qu'on peut se faire tirer dans le dos à tout instant, on ne se retourne pas pour faire un pied-de-nez à ses poursuivants — ni même pour voir si nos compagnons s'en sont sortis.

Ce qui achève de nous ancrer dans cette réalité, c'est que Melville est un des rares cinéastes à savoir filmer la France ; cette France-là, déjà loin de nous avec ses locomotives à vapeur et ses tractions-avants, semble pourtant plus familière que la France que nous dépeignent nombres de cinéastes contemporains, y compris et surtout français. Peut-être parce que Melville est capable de filmer, avec le même regard dénué de complaisance comme de mépris, une grande place célèbre ou une petite ruelle populaire, un parc luxueux ou des champs en friche, un grand château de la Renaissance ou une maisonnette campagnarde sombre et délabrée, un intérieur aristocratique ou un cachot.

Lors de la sortie originale de "l'Armée des ombres", en 1969, les Cahiers du cinéma — qui seront décidément passés à côté de tous les meilleurs réalisateurs du vingtième siècle — ont condamné le film qu'ils ont vu comme une glorification du général de Gaulle, alors même que son personnage apparaît à peine 10 secondes dans le film et n'a pas de réplique, juste le temps de remettre une médaille, instant de gloire dont on sent bien qu'il est éphémère et n'aura pas beaucoup de poids sur la suite des évènements.

Qu'importe ; l'armée des ombres se pose comme le plus grand film jamais tourné sur la résistance française, et comme l'un des plus grands films français toutes catégories confondues

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le 1 mars 2014

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Arcturuspb

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