De Joseph Leo Mankiewicz nous gardons l’image d’un cinéaste intellectuel, privilégiant les dialogues, les personnages et la complexité narrative aux effets de manche, l’ironie et le cynisme aux discours convenus. Un cinéaste aux idées artistiques très singulières et qui n’hésitait pas, pour les appliquer, à occuper également les fonctions de scénariste et de producteur. Une prise de liberté qu’il acquit notamment en imposant sa patte dans des œuvres qui n’étaient pas forcément faites pour lui : en 1947, il s’appuie sur le roman de R. A. Dick pour délivrer un vibrant plaidoyer pour le cinéma et ses possibilités esthétiques, faisant passer L’Aventure de Madame Muir de la simple bleuette annoncée au statut fort envié de chef-d'œuvre du film romantique.


Si la figure spectrale séduit autant, si elle hante si souvent les films de fiction, c’est surtout pour ce qu’elle dit du cinéma lui-même, comme nous l’indique fort justement le cinéaste et critique Jean-Louis Comolli : “ L’utopie du cinéma est de nous faire rencontrer des morts qui reviennent, vivants, sous nos yeux, sur l’écran qui fixe nos yeux autant que nous le fixons (…) Je crois aux fantômes cinématographiés comme je crois aux histoires qu’enfant l’on me raconte, mais j’y crois, si je puis dire, bien mieux, dans une perfection de croyance. Il, elle est là, face à moi, avec moi, sur cet écran, je les vois, il n’y a pas de doute possible, leur mort n’est grâce au cinéma qu’un épisode de leur survie“. Avec L’Aventure de Madame Muir, Mankiewicz utilise moins le fantôme pour faire “peur” que pour célébrer cette renaissance ou cette “survie” permise par le cinéma, le rêve, l’imaginaire, ou la fiction en général.


Une ambition, d’ailleurs, que la séquence introductive métaphorise avec une douce élégance, puisqu’elle convoque les éléments essentiels du cinéma (mouvements de caméra, images, musique, fondu enchaîné...) pour faire apparaître au centre de l’écran Mme Muir et son désir de vie : après un an de veuvage, elle veut “vivre sa propre vie” loin d’une belle-famille arc-boutée sur ses principes démodés, loin d’une société londonienne qui appartient encore au siècle précédent.


Tout sera, dès lors, affaire de naissance ou renaissance ! La naissance, bien sûr, concernera la fille de Mme Muir, Anne, qui va concrétiser dans le temps présent les désirs de sa propre mère (s’extirper du carcan social, épouser un homme aventureux, etc.). Tout cela restera essentiellement en hors champ puisque c’est la possibilité de renaître qui intéresse avant tout Mankiewicz : étant elle-même déjà un peu morte, Mme Muir ne peut plus s’épanouir comme les autres, les “encore vivants”. Pour vivre, de nouveau, elle doit se réinventer ailleurs, dans une sorte d’entre-deux poétique, qui appartient aussi bien à la réalité qu’au fantasme, au temps présent qu’au passé, symbolisé ici par cette maison au bord de la mer, où les effets “miraculeux” de l’imaginaire, du rêve ou du cinéma, seraient enfin possibles. C'est “l’aventure” qui attend Mme Muir (on saluera, pour une fois, la pertinence du titre français), c’est l’aventure promise à tous les cinéphiles. L’Aventure de Mme Muir, comme le formule si bien Jacques Lourcelles, raconte ainsi “avec une poésie déchirante, la supériorité mélancolique du rêve sur la réalité, le triomphe de ce qui aurait pu être sur ce qui a été”.


Lorsqu’il aura totalement la main sur ses films, Mankiewicz utilisera beaucoup l’ironie et les flashbacks pour soutenir sa propre vision artistique. C'est-ce que l’on retrouve dans l’emblématique All about Eve, où le récit ressemble à un maillage temporel dans lequel le souvenir n’est jamais une garantie de comprendre le présent. Dépourvu cette fois-ci de flashback, le récit va s’employer à nous faire connaître Mme Muir en opposant les points de vue, les temporalités et les perceptions, en confrontant “rêve” et “réalité”, “ce qui aurait pu être” avec “ce qui a été”. Il en découle la découverte des bienfaits de la fiction, où l’on érige son propre imaginaire affectif en guise de rempart à la sinistrose du réel.


Ce réel, justement, Mankiewicz nous le représente comme une intarissable source de désillusion : quoi qu’elle fasse, la relation que Mme Muir établie avec ses semblables sera toujours décevante. Au début du film, elle fût une épouse soumise pour avoir succombé au premier homme qui l’embrassa. Par la suite, elle deviendra une femme trompée après avoir été séduite par ce gentleman qui lui tendît un parapluie, un jour de pluie... On le voit bien, c’est la promesse du romanesque qui l’attire. Une promesse rarement satisfaite dans la vraie vie, car seule la fiction a le pouvoir de donner chair à nos rêves ou fantasmes : “Je suis réel. Je suis ici parce que vous croyez en moi” lui dira le capitaine Gregg. Croire au fantôme, c’est croire que l’irréel est possible, c’est être persuadé que le fantastique n’est pas utopique.


Même s’il tourne gentiment en dérision le bovarysme de Mme Muir lors des scènes en “extérieur”, Mankiewicz va faire de la demeure du Capitaine le lieu où les “crédules” deviennent lucides. Si Mme Muir voit et converse de manière naturelle avec le fantôme, c’est également le cas de sa fille, du moins lorsqu’elle est en bas âge : c’est l’état d’esprit propre à l’enfance qui est ainsi célébré, cette capacité à croire aux contes de fées et à un réel potentiellement enchanté ! Le nom de la jeune Anne gravé dans le bois, qui affrontera inexorablement le temps et les vagues, symbolise d’ailleurs à merveille cette enfance éternelle, que rien ne pourra venir altérer.


La belle réussite du film sera de nous faire pénétrer dans une demeure hantée par le pouvoir de la fiction, dans une existence cloîtrée mais néanmoins aventureuse. Les passages avec le fantôme sont passionnants, car la réalité semble rêveuse et l’imaginaire tangible : c’est l’éclat de lumière qui, à l’instar d’un projecteur, donne vie au regard du Capitaine sur la “toile” du tableau, avant de le convoquer sur scène en chair et en os, ou tout du moins sous les traits de l’excellent Rex Harrison. Toutes les “apparitions”, ici, seront d’ordre cinématographique, comme ces mouvements de caméra qui unissent l’ombre et la lumière pour mieux réunir la mort et la vie, le vieux marin déchu et la jeune veuve déçue. Mais surtout, c’est bel et bien la fiction qui donne souffle et vie à Mme Muir, puisque l’écriture des mémoires du Capitaine va lui octroyer aussi bien l’indépendance financière que la reconnaissance sociale. Parallèlement à cela, Gene Tierney va affirmer sa présence à l’écran, donnant ainsi l’occasion à la Laura de Preminger d’être enfin un personnage du temps présent.


Décor mélancolique par excellence, cette demeure soumise aux vents et aux vagues pourrait relever d’une métaphore un peu convenue sur les effets du temps si Mankiewicz ne lui avait pas décerné l’un des premiers rôles : elle est le romanesque qui pimente l’existence de Mme Muir, elle est le refuge des âmes solitaires, elle est le théâtre ressuscitant le ballet des émotions. Grâce à la coalition entre les mouvements de caméra, le travail pictural de Charles Lang et la musique de Bernard Herrmann, elle devient l’expression poétique de ces sentiments que le réel et la société étouffent ou cadenassent. De la sorte, à l’instar du Peter Ibbetson d’Henry Hathaway, L’Aventure de Madame Muir refuse toute soumission à l’ordinaire en célébrant un imaginaire réellement émouvant.


(Chronique dédicacée à A)

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le 19 déc. 2021

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Procol Harum

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