Grand classique du cinéma hollywoodien, White Heat est au film de gangsters ce que Liberty Valance est au western, c'est-à-dire son chef-d'œuvre funeste, son sommet crépusculaire. En cette fin des années 40, en effet, les censeurs zélés mettent leur grain de sel dans la chose cinématographique et imposent le politiquement correct en toute occasion : on peut filmer les gangsters ou les voyous, mais seulement si la morale est sauve ! Une décision qui sera préjudiciable au film de gangsters, l'obligeant à s'effacer derrière le film policier ou le film noir, et qui va le contraindre à l'évolution s'il ne veut pas disparaître. Mais avant de véritablement renaître au cours des années 70, avec le Nouvel Hollywood (les films de Scorsese, The Godfather...), il effectue une mue dont les premiers signes sont visibles avec White Heat : influence de la tragédie shakespearienne (tragédie personnelle, familiale), de la psychologie (avec ici une réappropriation des thématiques freudiennes comme le complexe d’œdipe), mélange et modernisation des genres (film policier, de prison, et psychologique)...


Une évolution que l'on remarque en premier lieu à travers la représentation qui nous est faite du gangster. Autrefois réaliste, existant dans son affrontement avec la société, le gangster devient un personnage excessif, théâtral, luttant avant tout contre des démons qui lui sont intimes : vivant dans une famille aux tares nombreuses (mère possessive et manipulatrice, père et frère psychologiquement déséquilibrés), le jeune Cody Jarrett feint d'avoir des maux de tête uniquement pour obtenir un peu d'attention maternelle. Seulement au fil du temps, cette relation ambiguë va engendrer des maux bien réels, symbolisés par de véritables céphalées, assujettissant un peu plus Cody à sa mère et engendrant une asociabilité maladive. White Heat peut être vu comme le prolongement désabusé de The Roaring Twenties : on est passé de l'Amérique des années 20/30 à celle d'après-guerre, les criminels sont aussi bien bourreaux que victimes, la folie n'est plus sociale mais bien familiale.


La folie, justement, la perte des réalités et le glissement vers un dénouement tragique, vont être perceptible à l'écran grâce au dynamisme constant qui irradie le film de scène en scène. Malin, Raoul Walsh accentue le décalage avec son film précédent et pose les bases des films de gangsters à venir : si The Roaring Twenties était sérieux et réaliste, White Heat sera avant tout fiévreux et excessif. Tout semble dit, d'ailleurs, avec cette séquence introductive totalement folle : folie des personnages, avec cette mort que l'on donne le sourire aux lèvres ; folie de la mise en scène, avec cette caméra continuellement en mouvement (zooms, balayage à 180°...), ce montage dynamique, ces images en surimpression... plus qu'un simple effet de mise en scène, ce mouvement tonitruant symbolise à merveille le vent de renouveau qui souffle sur le genre, le film de gangster d'antan est désormais révolu.


On s'en rend d'autant plus compte que Walsh complexifie joliment son film en multipliant les connexions avec le film policier, de prison et psychologique. C'est ainsi qu'il donne à Cody Jarrett sa dimension tragique : on passe continuellement de l'action au drame, du suspense au passionnel, sans véritable moment de répit ou de transition, traduisant subtilement l'instabilité d'un homme qui oscille constamment entre amour et haine, fragilité et cruauté.


Ainsi, au gré des univers traversés, deux portraits se croisent, celui de Jarrett le gangster psychopathe et celui de Cody le fils tourmenté, avant finalement de se rejoindre pour former le portrait contrasté d'un homme prisonnier de sa condition et condamné au malheur et à la solitude. En tant que gangster, il appartient à un monde aux horizons bouchés et pour lequel la mort fait office d'unique porte de sortie. On s'en compte notamment grâce au subtil télescopage entre films de gangsters et policier : tandis que les gangsters sont enfermés dans le cercle vicieux du crime (braquage, prison, évasion, et ainsi de suite), les policiers quant à eux suivent une trajectoire que rien ne semble pouvoir contrarier (c'est le va et vient du flic infiltré qui est le seul à pouvoir revenir du bon côté de la barrière, ou encore c'est la voiture policière, bourrée de nouvelles technologies, qui permet la progression de l'enquête). En tant qu'homme, il appartient à une famille malade de manipulation ou de trahison (sa mère Ma, son épouse Verna, Ed) et à laquelle on échappe que par la folie ou la mort.


Ainsi, plutôt que de nous montrer un énième film de gangster mégalomane, avec une chute finale qui fait office de déférence à la morale, Walsh fait de White Heat un film purement tragique et provoque notre empathie pour un personnage dont la souffrance et la solitude le rendent terriblement humain. Les scènes les plus marquantes vont d'ailleurs en ce sens (la mort de la mère ou, plus symbolique, celle du frère de substitution (le flic infiltré)), tout comme la prestation de James Cagney qui parvient à humaniser un personnage semblable à celui qu'il tenait dans L’Ennemi public. La scène finale résume d'ailleurs très bien la démarche de Walsh, en convoquant mouvement et émotion, action et tragédie : « au sommet du monde », c'est bien la souffrance de l'homme qui s'exprime, ainsi que son infime solitude...


(8.5/10)

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le 21 nov. 2023

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Procol Harum

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