As long as there’s life, there’s hope

Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir. Doit-on en conclure, pour autant, que seul le désespoir est permis pour ceux qui appartiennent à la non vie (sociale, familiale, etc.) ? Avec Scarecrow, palme d'or 1973 et pépite cinématographique un peu vite oubliée, Jerry Schatzberg se penche sur la question et pousse un cri d'alarme en forme de conte désabusé, de fable sociale au goût amer. Il s'intéresse, en effet, aux paumés pathétiques, aux exclus du système, à tous ceux pour qui « travail, vie de famille et bonheur » sont des concepts inconnus, afin de nous rappeler certaines évidences : une telle existence ressemble moins à une vie qu'à une impasse. Et lorsqu'on se situe au milieu de celle-ci, que faire d'autre si ce n'est demi-tour. C'est exactement ce qui arrive à nos deux personnages principaux, Max et Lion, qui pensent trouver l'inaccessible normalité (être un travailleur pour l'un, être un père pour l'autre) en parcourant en sens inverse la route de leur vie. Oubliant un peu vite, sans doute, que l'incessant retour en arrière est le meilleur moyen pour ne pas progresser, évoluer, ou tout simplement espérer.


Si le road movie est devenu le genre emblématique de la contre-culture, la manière avec laquelle Schatzberg l'aborde est pour le moins intéressante. Plutôt que de suivre simplement le sillon tracé en son temps par Easy Rider, il se réapproprie le propos afin d'en faire une variation des plus subtiles, bien plus humaniste, poétique, et toujours aussi politique. Bien sûr, l'allégorie mise en place ici est des plus limpides puisqu'il s'agit de représenter le destin des exclus du système : quoi qu'ils fassent, même en nourrissant des rêves ordinaires, ils sont condamnés à la marge, au bord de la route. Mais simplicité n'est pas synonyme de médiocrité si on a des gens de talent à l'ouvrage. Et Scarecrow n'en manque pas, bien au contraire. Outre la réalisation de Schatzberg, il peut également s'appuyer sur le scénario original de Gerry Michael White, la photographie de Vilmos Zsigmond, ou encore la prestation de vedettes en devenir, Hackman et Pacino. C'est bien la concomitance de ces forces qui fera la réussite du film.


Le sens du visuel de Schatzberg, photographe de profession, ne tarde d'ailleurs pas à se faire sentir et permet au propos de se doter d'une coloration finement symbolique. On en a la preuve dès les premières minutes avec ce préambule, aux allures de clin d'œil ironique, qui évoque le cinéma classique afin de mieux mettre en exergue les reflets désillusionnés de l'Amérique des paumés. Le western, ainsi, s'invite à l'écran avec ces plans larges rappelant aux cinéphiles un univers familier : un milieu désertique, balayé par les vents, et deux types qui se provoquent du regard. Seulement, ici, aucune arme ne sera dégainée, les seules détonations entendues seront celles du rire et le feu sera celui d'une allumette destinée à un cigare faisant office de calumet de la paix. En faisant conclure sa séquence western par du burlesque, Schatzberg désenfle nos attentes et instaure un climat dépressif qui est celui d'une Amérique dans laquelle la conquête du rêve a laissé place à celle de l'estime de soi. Pour les naufragés de l'American Dream, l'estime de soi étant la dernière bouée de sauvetage à disposition, celle qui vous empêche de véritablement sombrer.


Pour illustrer son propos, Scarecrow se fait joliment fable moderne et prend malicieusement Easy Rider à contre pied. Puisque l'Amérique n'a plus de rêve à offrir, la conquête de l'ouest va être remplacée par un retour vers l'est, vers les origines, vers soi-même : on quitte la Californie, terre des illusions, pour aller vers Pittsburgh, la ville désillusionnée, pour y dénicher des rêves réalistes : Max tente de récupérer son argent perdu, Lion veut retrouver son enfant abandonné. De même, puisque les personnages ne sont plus rien, ils sont démunis de toute monture et sont réduits à leur simple condition de piéton. Ce qui, symboliquement parlant, est extrêmement signifiant : au sein de cette société routière, où l'appartenance sociale s'exhibe sur le pare-chocs des bolides, les piétons appartiennent à la classe la plus défavorisée : ils sont incessamment repoussés aux bords du chemin ; quant à la valeur octroyée à leur existence, elle n'a d'égale que celle de leurs vieilles godasses.


La grande force de Scarecrow réside sans doute dans cette représentation sans concessions de l'Amérique des années 70 : rien n'est glamour ou réconfortant, suave ou gratifiant, tout n'est que froideur, âpreté et brutalité. La terre d'accueil est oubliée, aujourd'hui le pays n'est plus qu'une machine à exclure et à broyer. À ce titre, le travail réalisé par Vilmos Zsigmond est remarquable. Avec lui, l'esthétique se fait très réaliste, dessinant des paysages mornes et blêmes dans lesquels l'homme est continuellement oppressé (ciel bas, désert inhospitalier...), tout en exaltant la détresse des lieux traversés : bars sordides, banlieue urbaine en friche, prison boueuse... sans pathos ni misérabilisme, sans alourdir la démonstration par des discours convenus ou des poncifs grossiers, Scarecrow nous fait comprendre par l'image la détresse des va-nu-pieds : quelle que soit la méthode employée (chercher un emploi, tisser un lien social), l'échappatoire se dérobe à chaque fois et l'emprisonnement devient constant (social, physique, psychologique).


Face à une société qui n'en finit plus d'être inhumaine, Schatzberg exhorte alors les vertus de l'entraide et de la solidarité. Sans tomber dans l'humanisme béat, il calque sa mise en scène au plus près des corps, au plus près des regards, afin d'esquisser finement l'amitié entre deux échoués de la vie. La rencontre entre Lion et Max fait d'ailleurs penser au célèbre roman de Steinbeck, Of Mice and Men, la camaraderie étant un atout indéniable pour affronter un monde qui ne retient jamais ses coups. Mais le film évolue rapidement vers la fable philosophique dont le propos se trouve résumé par l'histoire drôle racontée par Lion à Max : avec le rire, l'épouvantail n'est plus considéré par les oiseaux comme une menace. Avec un peu de fantaisie, l'ours revêche qu'est Max va peu à peu s'humaniser, prérequis indispensable à la sociabilisation.


L'échappatoire tant espérée par les personnages apparaît alors finement à l'écran et peu se résumer ainsi, l'humour plutôt que la violence. Tandis que la société se fait toujours un peu brutale (chômage, paupérisation, violences physiques ou morales...), la folie douce de Lion permet à Max d'évoluer, refusant de répondre à la violence par la violence, au rejet par un autre rejet, il finit par irradier d'un humanisme bienfaisant (la danse qui évite la bagarre, les jeux offerts aux enfants, le striptease qui égaye un bar sordide).


Seulement la norme sociale est bien souvent inflexible, et si les corbeaux rient, c'est uniquement entre eux. Lorsque Lion veut renouer avec son passé, retrouver femme et enfant, il se retrouve vite confronté à l’implacable réalité : un sourire esquissé ou une lampe offerte n'achète pas tout, et surtout pas un billet pour une vie normale. La séquence de la fontaine explicite d'ailleurs avec force l'impasse dans laquelle il se trouve : méprisé par la norme, il coule. Contrairement à lui, Max ne cherche pas à être aimé ou à ressusciter les fantômes du passé, il investit pleinement l'amitié au temps présent, en espérant des retombées futures. C'est ce que nous indique très bien l'ultime scène : en cassant sa tirelire pour un aller-retour, il fait de l'amitié un gage d'espoir.


Créée

le 14 avr. 2023

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Procol Harum

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