Regarder ce film en pensant trouver un western classique, avec ses paysages grandioses, ses duels, ses méchants qui fracassent tout dans les saloons et ses attaques de diligences, c'est, à coup sûr, courir au-devant d'une grande déception (et puis, c'est faire preuve d'une mauvaise connaissance de John Ford qui, à ma connaissance, n'a pas réalisé de western "classique").
L'Homme qui tua Liberty Valance est un film qui ne ressemble à rien. Un truc inclassable que l'on met parmi les westerns pour des raisons spatio-temporelles. Mais c'est une oeuvre d'une grande complexité.

Il y a, finalement, en y regardant de plus près, les ingrédients habituels du western. Il y a bien une attaque de diligence. Il y a bien un méchant absolument terrifiant, auquel Lee Marvin prête son physique, son rire de bête sauvage, son regard assoiffé de sang et sa voix... Mon Dieu, la voix de Lee Marvin !!! Rauque comme les pierres brûlantes du désert, animale comme le pire des prédateurs. Il est tout simplement exceptionnel.
Et il y a bien un duel, en effet, entre le méchant et le gentil (en, l'occurence, entre Liberty Valance et Ransom Stoddard, incarné par James Stewart).
Mais s'il y a les ingrédients du genre, tous ceux-ci sont détournés. Regardez ce duel : il se déroule dans la pénombre nocturne, avec un "héros" pitoyable et vaincu d'avance. Non seulement on n'y voit rien, mais le peu que l'on croit voir, on apprend ultérieurement que c'est une erreur, une illusion d'optique. Rien que cela, c'est déjà un grand moment.

Mais alors, si ce n'est pas un western classique, qu'est-ce que ce film ?
Si je devais donner une réponse unique, je dirais que c'est une allégorie sur la création de la Répubique américaine.
Prenons cette scène qui paraît peu utile à l'histoire : Stoddard, jeune avocat, se transforme en instituteur pour donner des cours d'instruction civique aux habitants de la petite ville. Qu'est-ce qu'une république ? Pourquoi faut-il voter ? Et, en amont, pourquoi est-il nécessaire que tout le monde sache lire et écrire ? Et connaisse l'histoire du pays ?
Egalité raciale (Pompey, le Noir qui accompagne toujours Tom Doniphon (John Wayne) et qui a l'autorisation de boire au bar alors que ce devrait lui être interdit). Egalité des sexes (Stoddard qui, pour payer sa pension, se transforme en serveuse du saloon). Importance de l'éducation. Liberté de la presse. Nécessité d'un engagement citoyen. Les sujets traités sont très nombreux, mais ils tournent tous autour d'un thème : c'est à chacun qu'il revient de construire et de maintenir la République.
Et quel est l'ennemi majeur de la République ? La violence. Liberty Valance veut, par son usage immodéré de la violence, empêcher le bon fonctionnement du pays. Il cherche à stopper les élections. Il fait peur aux garants de l'ordre. Il crée le chaos partout où il passe.
Son but ? Empêcher que le terrotoire rejoigne l'Union. Car si cette Union arrive, alors les lois du pays s'appliqueront partout. Sans cette union, il n'y a que la loi du plus fort. Sa loi à lui. Son nom, d'ailleurs, est très symbolique. Liberty : sans loi, chacun aurait la liberté de faire tout ce qu'il veut, y compris tuer tout le monde. Mais cette liberté est factice, elle cache en fait la loi de la jungle, qui va réduire les plus faible en esclavage.
Quant à Valance... c'est un peu tiré par les cheveux, mais ça ressemble beaucoup à Violence.

Film sombre, qui contient aussi de remarquables passages mélancoliques sur le temps qui passe et l'injustice de l'oubli. Et, comme toujorus chez Ford, il y a aussi le portrait de toute une communauté. Outre Doniphon et Stoddard, on a un sheriff poltron, un journaliste alcoolique, etc. La réalisation est sobre, le rythme est lent, la photographie est sublime. J'avoue que ce n'est pas mon film préféré de John Ford (je trouve que la fin traine un peu en longueur), mais l'ensemble est une grande réussite. Et un film inclassable, je le répète.
SanFelice
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le 10 août 2013

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SanFelice

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