(Attention, quelques spoils)


Un pays : la Russie. Un monde : le nôtre. Une population : des porcs. Une situation : un effondrement systémique imminent. Une métaphore : une lézarde fatale dans un trop vieil immeuble mal fichu et jamais rénové.


Et un Juste. On le reconnaît au fait qu’il se fait régulièrement traiter de demeuré et à son refus viscéral, impliquant, de donner au chat sa part d’humanité : « On vit, on crève comme des porcs parce qu’on n’est rien pour personne ! ».


Donc Dmitri, ayant remarqué qu’une gigantesque fissure condamne de façon imminente un HLM qu’il croit peuplé de gens (l’idiot !), va tout faire pour alerter des autorités locales qu’il sait corrompues mais quand même (l’idiot !) et les convaincre de l’urgence d’évacuer l’immeuble dangereux et d’en reloger les habitants. Et, non, la mairesse et sa clique ne trouvent pas ça si idiot.


Car si c’est avéré, il faut effectivement évacuer l’immeuble pour éviter qu’on découvre qu’ils ont bouffé le fric des réparations. Mais si c’est avéré, ils ne pourront pas le faire, parce qu’il n’y a plus nulle part où reloger les habitants. Bref, si c’est avéré, ils sont dans une belle merde.


Aussi, lorsque Dmitri quitte la soue délabrée où les porcs se droguent, se saoulent, s’engueulent et se bugnent pour la jolie soue des fêtes où les porcs, tous saouls, célèbrent les 50 ans de la mairesse, il est pris au sérieux. Et la mairesse improvise, dans une salle voisine, une réunion qui tient à la fois du conseil de guerre, de la tombée des masques et du règlement de comptes. Longue scène, sur fond obsédant des flonflons vrombissants de la fête qui dure, qui dure, qui doit continuer…


Lorsqu’ils auront réussi à tirer (salement) leur épingle du jeu, Dmitri s’aperçoit que le site du HLM est désert et qu’il n’y aura ni évacuation, ni relogement. Il vire alors Don Quichotte… L’IDIOT !


Bien que filmant en temps réel, dans la sécheresse et le réalisme, Bykov parvient à immerger l’histoire dans l’ambiance psychotrope où baignent les personnages, tous avides d’échapper à une réalité insoutenable, par tous les moyens : l’alcool, la teuf, la cogne, les déprédations, la fuite en avant, le bouc-émissariat, l’inconscience et finalement le déni, sans oublier le « réalisme ». Tous dansent leur danse sur le pont du Titanic.


Dans ce cadre, la corruption prend une tout autre dimension que dans le cinéma coréen, autre grand spécialiste du sujet. Une dimension tragique et symbolique de divertissement pascalien, où elle se décline en norme chez les nantis et en « bon sens » chez les autres, consistant dans tous les cas à profiter tout ce qu’on peut tant que ça dure, dans la conscience obscure mais certaine que « tout craque ». Symptôme d’une perte d’âme incurable, elle prend le visage de l’apocalypse ordinaire.


Le Juste que Bykov lui oppose n’est pas le prince Mychkine de Dostoïevski. Le cinéaste a d’ailleurs pris soin d’appeler son film Durak, terme synonyme de Idiot (titre original du roman), mais différent. Dmitri est un homme bon qui débarque au milieu d'une société corrompue, et la similitude s’arrête là. Il n’a ni l’élévation d’esprit de Mychkine, ni sa perspicacité, ni sa sainteté christique. Ce n’est qu’un plombier honnête qui veut sauver des vies, pas des âmes. Dans un monde normal, il serait normal. C’est le contexte qui fait de son élémentaire souci de son prochain une bizarrerie, puis un extrémisme sacrificiel lorsqu’il s’aperçoit que ce souci, il y tient plus qu’à tout, plus qu’à sa famille... plus qu'à sa propre sécurité.


Il est même vraiment idiot, oui. D’en appeler à l’altruisme chez des porcs qui, il le voit bien, en ont perdu toute once. De tenter à lui seul de prévenir un effondrement systémique, sans explications, sans une préparation adaptée à des consciences de porcs affreux, sales et méchants. C’est en cela qu’on a pu dire de L’Idiot ! que c’était un film à la fois très révolté et très résigné. Mais son personnage nous interpelle sur l’essence même de notre humanité, et jusqu’où nous sommes prêts à aller pour la conserver.


Nous aurons besoin de le savoir, lorsque l’immeuble se sera écroulé.

OrangeApple
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le 14 janv. 2018

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