Je voulais essayer d'en parler plus longuement et de manière plus construite mais je n'y arrive toujours pas : cet immense film, le premier de Guiraudie que je vois, m'obsède trop pour l'instant pour que j'en sorte quelque chose de plus distancié et de détaillé. Déjà, il me semble primordial de dire que c'est un film formellement parfait, traversé par une idée d'un certain classicisme, d'un retour à l'épure et à la pureté tout bonnement bouleversants. Le film s'ouvre sur trois plans fixes - parking, bois, lac - qui reviendront de nombreuses fois dans le film. Ce choix étonnant de répétition des plans a deux effets dingues sur le film : il permet à la fois de situer son cadre strict, ce microcosme totalement centré sur lui même, de manière précise et rigoureuse, de conserver une temporalité claire et bien définie (à chaque retour de ces plans un nouveau jour commence) ; mais il permet aussi de faire jouer à travers le film quelque chose de plus humain, de plus entêtant. Ces plans arrivant, le film se relance : on voit la voiture de Frank qui rentre dans le parking, Frank qui pénètre dans le bois et arrive au lac ; et avec lui ont s'attend à apercevoir Michel couché devant l'eau, Henri à l'écart et assis en tailleur, que Frank aille dire bonjour à l'un, puis à l'autre : jamais un film ne m'avait procuré une telle sensation de proximité avec ses personnages. Ce microcosme, cette niche auto-réglée et autonome pousse de ce fait vers le dehors, vers le hors-champs : ces personnages existent, ce ne sont pas des simples fonctions, ils ont une vie, ils en parlent, se retrouvent ici pour draguer un peu, pour faire l'amour : simplement partager la présence de l'autre. Car "L'inconnu du Lac" n'est rien d'autre qu'un film sur la solitude. Ce lieu strictement délimité par la mise en scène, bercé par le doux clapotis de l'eau et le soleil cuisant, est le théâtre d'une véritable ronde de cœurs déçus, de corps à saisir et à voir, de visages à regarder. Tout ce qui s'y joue est filmé avec une absolu douceur, une empathie rare, une drôlerie terrible, une cocasserie discrète. A commencer par les scènes d'amour.

Le pari était casse-gueule, à l'arrivée ces scènes sont des purs joyaux au sein du film, traduisant toute sa délicatesse, son émotion dans sa forme la plus pure. Ce qui me frappe de tout ce que montre Guiraudie, c'est cette politesse entre les personnages. Les hommes sont toujours pleins d'attention pour l'autre, toujours à leur demander ce qui va ou ce qui ne va pas, s'ils peuvent se permettre un geste ou non. Comme si tous ces gens, conscients de leur propre solitude, étaient investis de la mission de faire oublier à l'autre la sienne. Ce n'est pas grand chose, une attention tout sincère, une arrivée au lieu, le plan sur le parking, sur le bois, sur le lac, un bonjour, une discussion furtive, un baiser, une caresse, un mot : dans ce film entièrement maîtrisé du point de vue de l'espace et du temps, il y a l'autre qui existe et qui attend la venue de l'homme qu'il avait laisser s'enfuir hier.

Il y a bien, dans tout cela, une sombre histoire de meurtre, filmée avec la même implication mais ne débordant jamais le film, ne prenant jamais le dessus. Guraudie ne s'affole jamais, reste concentré, à l'affut des gestes humains, décryptant dans tous ces corps la nudité physique et la nudité des affects, des émotions. "Quand j'te vois j'ai le cœur qui bat, comme quand je suis amoureux, alors que ce n'est pas le cas" dit Henri à Frank. La fin du film est à l'image de cette phrase. La nuit a percé le jour, c'est le temps du meurtrier, qui est sorti de l'eau dans un glorieux contre jour et qui a tué le soleil. Frank a vécu une passion avec lui, il en est tombé amoureux, il ont fait l'amour, il l'aime toujours, mais maintenant il doit fuir, se cacher. Le corps du tueur est désormais celui de son amant, le couteau à la main, plein de sang, fondu dans la nuit. Il y a quelques minutes de silence, de tension, pourtant à un instant la voix de Frank s'élève et il l'appelle. Il pourrait se faire tuer, tranché par le couteau ; mais il l'appelle. Il l'appelle comme il l'aurait appelé le jour d'avant, encore dans ses bras après l'amour. "Michel ? Michel ?...". Pourquoi ? Car dans les ténèbres, les bois et la nuit, Frank est tout seul. Qu'il a besoin de la voix, de la présence de l'autre, quoi qu'elle soit. Ce qu'aurait fait Henri s'il ne l'avait pas vu arriver ce matin là. Ce que les hommes auraient tous fait s'il n'y avait eu personne autour du lac. Appeler l'autre. Quitter sa morne vie et partir voir les inconnus du lac, tromper la solitude, discuter, aimer, baiser et rentrer chez soi ; et revenir le lendemain. Le film ne raconte que cela. Le meurtre, dans cette histoire, n'a qu'une vocation, celle de faire éclater la désespérance du film : Guiraudie n'avait rien filmé d'autre que la compagnie et le soleil, maintenant la nuit éclate et l'Homme doit rester seul. Seul, désespérément seul.
B-Lyndon
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le 9 mars 2014

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B-Lyndon

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