On l'avait pressenti lors de son premier film, le second ne fera que le confirmer : Satyajit Ray a du talent et avec Aparajito, plus personne ne peut l'ignorer. On retrouve cette tonalité intimiste, dépouillée de tout pathos, qui lui permet d'aborder le pire (mort du père, exil, séparation) avec un tact effarent, on retrouve également cette mise en scène unique, aussi bien néo-réaliste que panthéiste, qui lui permet d'unir réflexion sur l'individu et la société, ou encore cette narration contemplative ainsi que ce montage délicatement travaillé qui nous donnent autant à voir qu'à ressentir.


Mais surtout, ce film renouvelle élégamment l'expérience de Pather Panchali en se présentant comme son exact contraire : l'unité de lieu, le nombre restreint de personnages et le sentiment d'intemporalité sont oubliés, place désormais à une histoire foisonnante qui multiplie les thématiques, les lieues, les rencontres et les époques grâce à un sens accrue de l'ellipse narrative. Moins lyrique et plus dur, voire plus sombre dans son traitement, Aparajito questionne une société en voie de transformation à travers l'ouverture au monde d'un adolescent, entre émerveillement et tristesse, espoir et résignation.


On suit ainsi l'évolution en âge d'Apu, de l'école de la rue jusqu'à l'enceinte de l'université, d'une enfance bercée par les traditions jusqu'à un âge adulte résolument tourné vers le monde moderne. À l'instar de cette société en pleine mutation, Apu va se construire en faisant d'incessant va et vient entre le petit village de son oncle et l'imposante Calcutta, entre une Inde viscéralement traditionaliste, où l'on pense spiritualité et esprit de famille, et une autre bien plus moderne, où l'on s'attache aux techniques, aux savoirs et à la découverte du monde. Ce programme, somme toute basique, pourrait donner lieu à une banale chronique sociale, avec Ray, bien au contraire, il va prendre la forme d'une ode poétique, humaniste et sensible.


Même si le discours se veut progressiste (on le voit avec le dénouement tout comme on le verra plus tard avec l'excellent Mahanagar), Ray se refuse à adopter une vision manichéenne qui consisterait à rejeter purement et simplement le modèle traditionnel. Tradition et modernité forment un tout qui constitue aussi bien l'identité de l'Inde que celle d'Apu, et c'est celle-ci que Aparajito se doit de célébrer.


Ainsi, ce n'est pas par hasard si l'apprentissage de notre jeune héros débute dans les ruelles de Bénarès, étape intermédiaire entre la cambrousse et la grande métropole, où monde moderne et traditionnel se télescopent joyeusement dans une ébullition populaire de tous les instants. Avec son sens de la mise en images, contemplatif sans être ostentatoire, Ray filme et rend hommage à une société alors en pleine mue : le panoramique sur les ghats impressionne et nous laisse admirer une Inde qui crie son exotisme avec cette foule bigarrée, composée de prêcheurs brahmanes et de miséreux, qui vient s'agglutiner sur les berges du Gange. Comme il avait pu le faire avec Pather Panchali, il recompose un petit théâtre de la vie où l'on exulte, s'émerveille, quémande sa pitance et où l'on nourrit son esprit comme l'on purifie son corps dans les eaux sacrées.


Le motif de l'eau, d'ailleurs, est parfaitement utilisé par Ray pour illustrer le drame de tout un peuple : l'eau, force de vie, irrigue les terres, fait pousser les récoltes et apporte à l'Homme la pureté, tout comme elle fait son malheur en véhiculant les maladies. Comme lors du premier opus, la mort rode insidieusement et donne au film ses scènes les plus intenses. La lente agonie du père marque d'autant plus les esprits qu'elle se déroule alors que la vie festoie dans tout le quartier, les derniers râles se confondant avec les bruits des pétards et des feux d'artifice... Mieux que quiconque, Ray impressionne par son sens de la mise en scène, le symbolisme ne vient pas alourdir le récit et sert, bien au contraire, à nourrir une démarche poétique, panthéiste et émouvante : une envolée de pigeon se substitue au dernier souffle de l'homme tout comme, un peu plus tard, une nuée de lucioles viendra symboliser l'éparpillement de l'âme dans l'espace. Muets devant une telle maîtrise, nous n'avons plus que nos mains pour applaudir, tandis que Aparajito n'a pas fini de nous surprendre.


Ne nous en cachons pas, le film est moins lyrique et, finalement, nettement moins fort émotionnellement que le premier volet. Mais c'est dans sa façon d'embrasser le récit, plus mature, plus réaliste, plus cruelle également, que Aparajito fascine. La relation mère-fils, qui est au cœur de l'intrigue, en est sans doute l'exemple le plus frappant. La mère et son fils vont être tous deux traversés par des sentiments forts et contradictoires, mêlant l'amour à l'égoïsme. Ils s'aiment et pour cela ils sont condamnés à souffrir, comme si le bonheur de l'un devait obligatoirement entraîner le malheur de l'autre.


Le dilemme qui s'offre à la mère est classique mais pas moins douloureux, puisqu'elle doit choisir entre garder son enfant auprès d'elle ou le laisser voler de ses propres ailes, avec tout ce que cela implique comme sentiments de détresse et d'abandon. Pour l'illustrer, Ray a une nouvelle fois recourt à un symbolisme intelligent, aérant son récit tout en préservant sa pertinence. Le train (du progrès) permet à Apu d'étudier en ville tout en gardant le contact avec sa mère restée à la campagne. Mais c'est également lui qui symbolise l'isolement, puisque chaque passage sur la voie ferrée ressuscitera l'absence de l'être aimé. De la même manière, l'arbre (et ses racines traditionnelles) sera le lieu où il va se réfugier pour étudier et où elle va se morfondre dans la solitude... L'initiation d'Apu ne peut alors se faire qu'entre douleur et bonheur, et si cruauté il y a, c'est uniquement parce que la vie est ainsi faite... Aparajito en est que son simple reflet.


(7.5/10)

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le 23 janv. 2022

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Procol Harum

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