Il n'y a pas dix mille cinéastes dont j'attends les nouveaux films avec une impatience d'enfant, mais Alice Rohrwacher en fait partie. Son cinéma est très libre, il y a chez elle une fantaisie qui me bouleverse, une naïveté indéfectible, quelque chose d'intact dans son geste, et qui de film en film se déploie de mieux en mieux.
La Chimère montre des gens qui n'habitent jamais vraiment chez eux : l'Anglais toujours en voyage ou en quête d'un fil rouge mystérieux, Italia au service d'une vieille Américaine qui l'héberge dans une maison en ruines et ses enfants cachés sous le lit, ou encore l'ensemble des personnages qui marchent sur une terre où sont enterrés des dizaines de morts, les Etrusques, desquels on ne sait plus grand chose, sinon qu'ils étaient enterrés avec des statues qui se revendent à prix d'or aujourd'hui. Le héros (l'Anglais, donc) a la sensibilité du vide : il sent les cavités sous la terre, sans doute à cause du creux qu'il a dans le coeur (la femme qu'il aimait n'apparaît plus que dans ses rêves, interrompus par un monde bruyant, persécutant). Et quand il est au-dessus du vide, la caméra se renverse et il perd pied. L'affiche italienne du film fait référence à l'arcane du Pendu dans le tarot de Marseille, de façon très judicieuse à mon avis, puisqu'il s'agit bien d'un homme qui accepte de perdre en puissance, qui ne s'en remet plus entièrement à l'action, et qui ainsi voit le monde se renverser, les valeurs se retourner.
Les scènes sont fascinantes, Alice Rohrwacher arrive en très peu de temps à donner le ton de chaque monde traversé, de chaque personnage rencontré, et elle ne s'y arrête pas, elle transforme tout ce qui naît, elle essaie des rencontres, des croisements, des étrangetés, elle laisse se perdre ce qu'elle vient de créer, elle ne capitalise pas. Ce cinéma n'explique pas tout, il déploie et insiste aussi peu que possible, il invente l'apparition des choses aussi bien que leur disparition. Quelque chose survient dans les plans : la création de mondes voués à s'effacer, de groupes humains perdus d'avance, non répertoriés. La cinéaste filme ce qui n'existe pas, ce qui est à peine apparu, elle n'illustre pas un fait de société, elle s'en tient au délire et au sens qu'elle lui donne, au désir et à sa dissolution. Tout est sauvage sans feindre la sauvagerie : s'il faut se faire souris pour filmer la scène, Rohrwacher s'y résout. L'intensité de son regard est toujours juste, pensée, elle ne surcharge pas d'énergie un plan pour créer une fausse continuité, elle laisse retomber ce qui se dégonfle. Ce n'est pas un cinéma viril, ni même théorique : il s'agit avant tout de présence face à ce qui a lieu. Il s'agit, en fait, de donner lieu. A l'invisible et à l'enfui.