Film emblématique d'un cinéma indien émancipé de sa condition de simple divertissement,Pather Panchali marque l’avènement d'un cinéaste, Satyajit Ray, nourrit d'influences diverses (cinéma occidental, néo-réalisme italien, cinéma humaniste nippon), qui affirme progressivement son style, délicat et épuré. Mais il marque également la naissance d'une trilogie qui, à l'instar du Fleuve célébré à l'écran par Renoir, brasse les amples circonvolutions de la vie, faisant se succéder méthodiquement joie et peine, naissance et décès, au rythme des saisons, sous l'œil vigilant d'une nature protectrice et sacrée. C'est le dharma qui s'affiche alors à l'écran à travers l'évolution en âge d'Apu, le principal protagoniste.


Aussi minimaliste que le décor proposé et aussi décharnée que ses protagonistes, l'intrigue se concentre sur le destin d'une famille rurale dans l'Inde des années 20, à l'ombre des soubresauts de l'Histoire et de l'époque coloniale. Dans un bled paumé, oublié des Dieux et du temps, on ne vit que pour manger, faisant de la survivance une question de tous les instants. Avec ce sens de l'image qui fera sa marque de fabrique par la suite, Ray capte et immortalise une Inde tiers-mondiste dans un noir et blanc tenace, en faisant fi du pathos ou du misérabilisme. Âpre, crue et captivante, la vision que l'on a de cette famille est d'un réalisme troublant, loin du factice et des clichés. C'est sans doute pour cela que le film n'a rien perdu de son audace ou de sa force évocatrice.


On découvre, ce qui deviendra vite récurrent, un monde où l'homme est défaillant, à l'image de ce père au fragile sens des réalités, et où la femme se mue en mère courage. Fin observateur, Ray met en scène un quotidien sans fard, soulignant distinctement les gestes prosaïques ritualisés et la dimension pittoresque des lieux. On est vite admiratif par l'esthétisme employé, avec un travail remarquable du chef op' Subrata Mitra, et de l'infime vigueur des tableaux proposés. D'apparence décousue, le récit se compose de saynètes quotidiennes qui finissent par former un tout homogène qui laisse poindre l'inévitable tragédie. Mais avant d'arriver à celle-ci, le cinéaste nous invite à observer et nous laisse voir ce monde à travers les yeux d'un môme, Apu, d'abord simple spectateur avant d'être acteur. Tout est dit lors d'une scène élégamment explicite durant laquelle sa sœur Durga vient le réveiller en lui écartant les paupières : son œil est sollicité en même temps que notre regard.


On voit alors une famille où plusieurs générations sont entassées sous un même toit délabré, où l'on vit de labeur et de privation, surtout lorsqu'on est femme. On découvre un incessant ballet quotidien où les mêmes personnes se croisent, se chamaillent et se supportent dans cette petite cour intérieure qui délimite leur univers. Avec finesse, Ray met en scène un véritable théâtre de la vie où lorsque le rôle est surjoué, c'est uniquement par pudeur ! Ainsi, on en vient à se délecter du crêpage de chignon entre la mère et la vieille tante qui voit cette dernière quitter inlassablement les lieux avec fracas avant de revenir prendre sa place, comme si de rien n'était. Ce petit jeu, théâtralisé, scénarisé, sert avant tout de soupape de sûreté afin de libérer un peu les tensions, afin surtout de garder la tête haute et de préserver sa dignité.


Car ici on est toujours digne, que ce soit dans le malheur ou la tragédie. Et lorsque la douleur submerge les êtres, c'est la mise en scène qui prend délicatement le relais : c'est ce plan superbe qui voit Durga être chassée de chez elle tandis qu'au loin sa mère s'effondre de regret ; c'est cette séquence, éminemment mémorable, où l'indescriptible chagrin est suggéré par une intense étreinte et la profonde lamentation d'un sitar... Chez Ray l'émotion est d'autant plus franche que le désarroi est contenu ; la marque des grands, assurément.


Bien entendu, on ne peut nier l'influence du néo-réalisme italien sur ce film tant ses effets se font sentir à l'écran, avec notamment ces décors résolument réalistes et ces acteurs non professionnels dont la spontanéité est évidemment perceptible. On pense de nombreuses fois à Ladri di biciclette lors des scènes de vie : c'est la même fraîcheur, la même émotion ! Mais ce qui fait surtout la caractéristique de Pather Panchali, c'est le rapport à la nature, à l’environnement. Résolument panthéiste, la mise en scène exalte les contraintes de la nature (vents, pluies diluviennes de la mousson) afin de mieux représenter les difficultés encourues par les vivants. Elle montre l'évolution du cadre naturel (arbre, végétation, changement de saison) afin d'évoquer l'influence du temps sur cette famille. Surtout, elle nous laisse voir un monde où l'humain vit en osmose avec son environnement, la vie humaine se confondant avec celle de la nature.


Deux personnages – féminins, bien entendu – en seront le symbole et vont montrer le chemin à suivre à Apu, l'homme en devenir. Il y a celui de la vieille tante dont le mode de vie est presque animal. Elle s'intègre tellement bien dans son environnement, qu'une fois morte, son corps se confond avec le sous-bois : l'harmonie est alors parfaite. Et puis, il y a Durga, la grande sœur, qui est libre comme l'air et indomptable comme l'eau vive : elle refuse la fatalité de son milieu en batifolant hors de la maisonnée, elle s'oppose aux règles archaïques en allant chercher les biens précieux où ils se trouvent (dans la forêt, chez les voisins). À son contact, le jeune Apu s'émancipe, sort de cette triste arrière-cour, emblème de sa basse condition, pour aller visiter le monde et goûter à ses plaisirs : course à travers les champs ou les sous-bois, rencontre avec la douceur des bonbons, le rire des saltimbanques ou l'espoir avec ce train, symbole à la fois de modernité et d'un ailleurs possible.


Même s'il n'est pas exempt de tout reproche – on pourra toujours regretter quelques longueurs dans la première partie – le premier film de Satyajit Ray relève du coup de maître. En dépeignant avec sensibilité une réalité sociale jusqu'alors rarement montrée à l'écran, en évoquant subtilement l'enfance et son éveil au monde, avec tout ce que cela implique comme émerveillement ou cruauté, il interpelle son spectateur sur des questions de société (la condition de la femme, le rapport à la modernité) tout en sollicitant son imaginaire. Superbe !

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le 22 janv. 2022

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Procol Harum

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