Ou encore, AUTOPSIE D’UNE MORT ANNONCEE,



Car on connaît la fin, le film à peine commencé – un enterrement, une voix off, des gros plans sur des visages, une statue de déesse. On sait que l’héroïne ne verra pas la fin du film. Et le flash-back qui va suivre annonce clairement l’enquête, l’autopsie, la recherche (la quête) – « Comment en sommes-nous arrivés là ?"


Voix off, flash-back, on sait aussi, dès les premières secondes que l’on est chez Mankiewicz – que l’on est parti pour une longue auscultation, que la vérité sera affaire de nuances, de fausses avancées, de longs dialogues et de basculements presque imperceptibles.
Et de façon très significative, dans la scène qui suit, ce premier flash-back, elle (la femme, la vérité ?) n’apparaîtra pas. Elle danse mais demeure hors champ, et on ne voit que les spectateurs fascinés … La quête s’annonce difficile.


On sait enfin que la quête porte aussi sur le cinéma – la voix off est celle d’un metteur en scène, qui s’interroge. Et de fait la Comtesse aux pieds nus offre de multiples perspectives d’intertextualité, des échos à de nombreux films, précédents ou postérieurs, qu’il peut aussi contribuer à éclairer, un peu. Le film est difficile à appréhender – une enquête, qui semble avancer, mais renvoie constamment en boucle à un enfermement, un kaléidoscope absolu en réalité. La référence à d’autres films, à d’autres mythes, à peine ordonnée, à la façon d’échos parfois improbables, peut offrir une entrée intéressante, pour un essai, difficile, de reconstruction du puzzle.



BREAKFAST AT TIFFANY’S



Le rapprochement, avec le chef d’œuvre de Blake Edwards / Truman Capote, sorti quelques années plus tard, est aussi évident que contestable.


Toutes les lignes de force, tous les regards, toute la lumière portent sur elles. Elles sont les films, et leurs propres mythologies, celles de leurs interprètes éternelles, Audrey Hepburn et Ava Gardner, dont les noms resteront toujours attachés aux deux œuvres.


Leurs personnages mêmes peuvent sembler très proches. Elles viennent du ruisseau, de la rue, de la boue, elles en sont sorties, avec altitude et toujours soucieuse de leur liberté absolue.


Mais leurs démarches sont très différentes.
Elle / Audrey / Holly, ne rêve (apparemment du moins) pas de l’amour, mais de l’homme qui lui permettra d’en sortir une fois pour toutes – illusion sans doute, malgré le happy end hollywoodien.
Elle / Ava / Maria, en petite fille éternelle, rêve du prince charmant – mais pas comme une midinette, elle veut l’amour passion. Et jamais elle n’oublie d’où elle vient, elle reste attachée à ses origines (la danse avec les gitans, et en écho, plus tard, la danse des domestiques) – mais le retour est impossible.



CITIZEN KANE



Les flashbacks, pas moins de huit dans le film, rythment l’enquête – mais sans jamais vraiment la faire évoluer. Les éclairages ramènent en boucle sur les mêmes questions, la fascination des milieux à la mode et bien pourris pour une créature de rêve, l’emprisonnement consécutif, les échappées sur l’extérieur (pour respirer) et les grandes évasions qui toujours ramènent au même.
Il y a mieux. Comme dans Citizen Kane, il y a plusieurs enquêteurs, plusieurs voix off – qui sont totalement indissociables des flashbacks (et de la manière de Mankiewicz). L’intérêt majeur du double procédé n’est précisément pas de faire avancer l’enquête, mais plutôt de faire monter la tension, à travers l’impossibilité constamment constatée de résoudre l’opposition entre liberté et emprisonnement.


Mankiewicz ose même la répétition de la même scène – celle du casino, de l’arrivée du prince charmant, du soufflet claqué sur le mufle … Deux points de vue, celui de l’agent-entremetteur et celui du comte, avec de très belles trouvailles de mise en scène, le jeu de la séduction, je m’approche / je m’éloigne, avec les gitans puis avec le comte, et surtout ce sentiment d’irréel, comme si les deux témoins, les deux récitants, étaient spectateurs d’une histoire déformée par le souvenir, sentiment d’irréalité encore renforcée par le passage de la musique intra-diégétique (le violoniste du casino) à la musique extérieure, puis à nouveau insérée au récit – sans que les deux versions soient fondamentalement différentes …



LA DOLCE VITA



On n’atteint certes pas le niveau des soirées mornes, pâteuses, répétitives et décadentes qui s’enchaîneront dans le film de Fellini. Mais la jet set décrite par Mankiewicz, à la fois odieuse et pathétique, témoigne bien d’un univers en train de basculer. Il est assez disséqué dans trois lieux, particulièrement représentatifs,


La jet set de l’époque, égarée sur la Riviera, avec sa fausse noblesse, ses jeux de rôles où prédomine l’ennui, finalement noyé dans des petits jeux de société,


L’autre noblesse, historique, celle du comte, en voie d’extinction, au sens le plus immédiat du terme,


Et Hollywood, ses producteurs odieux, ses metteurs en scène aux ordres, ses agents obséquieux, suiffeux, intéressés, dans un état très avancé de décomposition. Et ce jugement sans pitié ni nuance est évidemment celui de Mankiewicz, seul auteur du scénario …



LE CINEMA



Une série ininterrompue de citations parsèment les dialogues – plus précisément dans la bouche de Dawes / Bogart lorsqu’il s’exprime en voix off. C’est le scénariste – metteur en scène, parfois à sa table de travail, le double évident de Mankiewicz, qui tout en commentant l’action, la ponctue de réflexions sur le cinéma, sur les rapports entre les films, la fiction et la vie.


La Comtesse aux pieds nus est aussi d’abord une mise en abîme du cinéma.


Et quelque peu paradoxale - « Il y a des choses dans cette histoire que l’on ne trouve pas dans un scénario … Un scénario doit être sensé et la vie est toujours insensée … Dans un film tout aurait été tellement plus vraisemblable que dans la vie … »


Il s’agit bien d’un film, pourtant – mais un film à la façon de Mankiewicz, pas de Hollywood, un récit qui se défié des parcours trop programmés et des fins en conte de fée. Le cinéma prôné par Mankiewicz veut épouser les bifurcations imprévues, retrouver en quelque sorte l’insensé de la vie.


« Une fois de plus, la vie fout le scénario en l’air … »


A la toute fin, quand la tragédie a eu lieu, quand tout est consommé, le soleil réapparaît, et une image lumineuse prend le pas sur le décor en gris bleu funèbre et en pluie de l’enterrement. Le temps du film est alors venu –
« Nous allons pouvoir tourner demain ».



CENDRILLON



Le mythe de Cendrillon est constamment présent dans la Comtesse aux pieds nus, comme il le sera plus tard dans Breakfast at Tiffany’s, on y revient. Dans le film de Mankiewicz il est même explicitement évoqué de façon assez répétitive et un peu lourde – ainsi la répétition constante par Dawes / Bogart de l’interrogation – « Comment dit-on Cendrillon en espagnol ? »


(L’accumulation des dialogues, d’ailleurs très caractéristique de l’œuvre de Mankiewicz et de son goût pour le théâtre, ici très travaillés, assez peu naturels et pas toujours fluides, est sans doute le principal point faible du film).


Cendrillon, donc. A la différence d’Audrey Hepburn / Holly, Ava / Maria ne cherche pas à fuir ses origines. Elle ne fuit que quand sa liberté est menacée, toujours selon la même configuration de rupture – avec sa mère, avec le producteur odieux, avec le milliardaire mufle. Mais elle ne se donne jamais à eux, elle revient toujours aux sources, aux amours populaires et ancillaires, à la rue. Mais constamment sollicitée par l’extérieur et la lumière, elle croit au prince charmant.


Et Bogart / Mankiewicz de l’avertir : « Ne mêlez surtout pas ces contes de fée à la vie réelle ».


Le titre même est le plus évident des spoilers, même s’il est évidemment ambigu :
- dans le rejet des chaussures, le symbole, un peu naïf, de l’exigence de liberté,
- ou bien, la référence très directe à Cendrillon, avec l’évidence de la menace – l’impossibilité cette fois pour l’héroïne, parce que nous sommes dans la vie réelle, de « trouver chaussure à son pied »…



L’AMANT DE LADY CHATTERLEY (et JOHNNY GOT HIS GUN)



Elle attend le prince charmant, elle l’attend corps et âme. Mais le prince charmant n’a pas de cheval blanc, il est impuissant. Alors, pour lui donner quand même un descendant (prétexte trop tardif, sincère sans doute), ou pour s’épanouir pleinement, elle ira avec le chauffeur.


La fin est proche.



AVA GARDNER, ou VIE PRIVEE



Elle doit être sacrifiée – car elle entrée dans des univers « de rêve » qui ne sont pas, pas du tout stronger than life. Elle est condamnée à devenir une icône, une déesse inaccessible, une statue marmoréenne figée pour l’éternité, une idole morte.


Ava Gardner, femme inaccessible ou enfant emprisonnée, aussi faible que forte, est l’incarnation parfaite de cette icône. Plus elle s’échappe, plus elle fuit Hollywood et ses avatars, plus elle est l’incarnation de Hollywood. Jusqu’à y abandonner son propre corps.


(Et par les caprices d’un hasard objectif, le destin d’ Ava Gardner, alcoolisme, impossibilité d’avoir des enfants, aura de singuliers échos avec son personnage éternel de princesse foudroyée …)


Vie privée, privée de vie ?

pphf

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