La troisième partie est un peu différente des autres films. La guerre s'achève, le Japon est mis en échec, et le périple ne fait que commencer pour Kaji, qui désormais se contente de survivre pour retrouver sa chérie, son unique lueur d'espoir qui constitue le secret de sa force et le rend de plus en plus inaccessible aux autres, tandis que lui se retrouve de plus en plus seul. Tandis qu'il évoluait dans des cadres (l'usine, l'armée) dominés par des règles déshumanisantes, il est désormais livré à lui-même. Ainsi, nous avons affaire à un survival durant les deux tiers du film, à la fois moral, physique, et existentiel. Or ce dernier film m'a vraiment passionné (à part deux petites longueurs à la fin qui une fois de plus mettent trop l'emphase sur le drame), qui donne toute sa valeur au développement moral de son personnage principal, confrontant inlassablement ses idées à la réalité. Accompagné de soldats et de civils, désormais sa règle est simple : "tuer ou être tué". Un combat personnel et collectif qui ne s'encombre pas de nationalismes ou d'idéologies, dont le respect des codes de conduite signifient cette fois-ci la mort assurée. Une fois encore, de nombreux thèmes sont traités comme la responsabilité morale des individus tués au champ de bataille, l'attrait irrésistible de la chair et le sens de la justice en temps de survie (égalitaire ou adaptée aux besoins de chacun ?). Ces personnages sont hantés par un retour chez eux et les chances de reconstruction d'un pays sur les genoux. Un bref optimisme prend place dans un village où se joue le destin d'un nouveau Japon, qui se révèle incapable de se bâtir sans quelques sacrifices humains, et en paie fatalement le prix.


Plus que jamais, Kobayashi signe un film crépusculaire sur la guerre qui rend acceptable la soumission à l'individu, souille son âme et son corps, lui prend tout sans rien lui rendre en échange, rendant un retour chez soi de plus en plus vain et inutile. L'intelligence du traitement du fond est de comparer et confronter les nationalités (en respectant les langues) pour rendre un constat sans appel sur la guerre et l'armée : peu importent les différents bords, rien ne justifie l'avilissement de l'individu. Le dernier acte aborde tous ces thèmes d'une nouvelle façon lorsque Kaji se fait capturer par les russes, avec les problèmes de communication et de compréhension de la langue étrangère (ses actes de survie et de compassion étant interprétés ironiquement comme des signes de rébellion et d'idéologie fasciste), et les japonais réglant leurs comptes avec les leurs au lieu de se serrer les coudes pour survivre ensemble. Un retournement de situation qui boucle la boucle avec le tout début du film, où les oppresseurs deviennent les opprimés, et inversement. Un tel portrait de la condition humaine, aussi dur soit-il, ne pouvait avoir qu'un seul dénouement, qui rend d'autant plus forte et symbolique cette salve contre ce système basé sur la soumission et le sacrifice. C'est le coût pour demeurer un homme.


La condition de l'homme nous offre ainsi une belle fresque humaine, dure, soulignée par des thématiques profondes et intéressantes, et dressant un constat sans concession contre les principes fondateurs de l'armée et de la guerre qui opposent l'homme à l'homme. Un chemin de croix mené par Kaji l'humaniste qui force le respect, malgré toutes ces longueurs à subir, un jeu un peu trop théâtral (dont l'effet s'estompe avec le temps), et un style austère et néo-réaliste (compensé par un sublime sens du cadrage, un fameux travail des contrastes, et une musique qui prend progressivement place, au risque d'exacerber un déroulement dramatique déjà bien chargé). Ce qui rend parfois compliquée l'émotion que l'on devrait "normalement" ressentir (trop, c'est trop), pourtant bien soulignée par cette histoire d'amour désespérée qui se dessine en toile de fond et éclaire fondamentalement les motivations et paradoxes moraux de Kaji (en agissant ainsi, se rapproche t-il d'elle ou de son humanité?) qui font que l'humanisme de celui-ci est loin d'être naïf. Une quête qui devient parfois un calvaire pour le spectateur, mais qui en même temps impressionne et enrichit, comme s'il se produisait un exercice de purification pour découvrir l'humanité dans sa plus simple nudité, face à ses propres contradictions. Réquisitoire moral, philosophique, existentiel, et politique contre l'impérialisme japonais sévissant durant la deuxième guerre mondiale, ce film n'est pas moins universel sur les questions qu'il pose, et qui devraient habiter le coeur de chaque être humain.


Bref, Kobayashi finit sa trilogie en beauté, et presque tous les griefs que j'adressais à l'ensemble de cette oeuvre se sont dissipés comme par magie, laissant place à un magnifique portrait d'homme, désespéré de concilier ses idéaux avec la vie qu'il désire rejoindre de tout son coeur.

Arnaud_Mercadie
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le 15 avr. 2017

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Dun

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