D’entrée de jeu, le ton est donné : pour sa dernière réalisation muette de 1929, Jacques de Baroncelli, cinéaste élégant et cultivé, bien connu en son temps pour ses adaptations de grandes œuvres littéraires, livre ici un drame ironique et cruel, s’appuyant sur le roman de Pierre Louÿs écrit en 1898 , d’abord transposé au théâtre en 1910 avant de l’être au cinéma dix ans plus tard, par un Américain ; toutefois, seule la version du réalisateur français marquera les esprits.

Le film s’ouvre donc sur un plan inspiré du tableau de Goya : « El pelele » le pantin que des «majas» filles du peuple parées de leurs plus beaux atours, malmènent et font sauter comme un jouet, sur une toile tendue, riant aux éclats de sa déconfiture lors de ses culbutes grotesques.

D’origine carnavalesque, l’artiste utilise cette scène marquée du sceau de la dérision, comme une claire allégorie de la position de la femme sur ce sexe dominateur dont elles subissent si souvent la loi.

Mais encore fallait-il, pour porter le bijou de Louÿs à l’écran, trouver le diamant noir brillant de mille feux capable d’incarner Conchita Pérez, juvénile beauté à la grâce sauvage, qui, sourire éclatant et mines de chatte câline, attire irrésistiblement les caresses avant de griffer avec jubilation celui qui les lui prodigue.

Et ce petit miracle de jeunesse et de sensualité, cette perle rare sachant jouer et danser le flamenco, Jacques de Baroncelli la découvre en la personne d’une certaine Conception Andrés Picado actrice en herbe de 18 ans, alors danseuse dans un cabaret et qui devient dès lors Conchita Monténégro.

Œil de velours, peau satinée et cheveux de jais, la jeune femme, dont les formes pleines soulignent la silhouette gracile à peine sortie de l’adolescence, se glisse tout naturellement dans le moule de cette fille ardente et manipulatrice qui n’aura de cesse d’humilier l’homme sur lequel elle a jeté son dévolu.

Cet homme c’est Don Mateo Diaz : riche, noble, portant beau, grand séducteur devant l’éternel, il trompe son ennui et sa fortune avec classe, comme on porte la cape en Espagne: « avec de grands plis élégants ».

Un train, la nuit, ralenti par d’abondantes chutes de neige , se dirige vers Séville, Don Mateo, quitte son compartiment feutré des premières avec l’ami parisien qui l’accompagne, s’enfonçant jusqu’aux troisièmes classes où se tient le petit peuple.

Scène romanesque à bord d’un train, pensera-t-on, impression vite démentie par les circonstances de cette première rencontre entre Don Mateo et la jeune Conchita : l’empoignade musclée de deux femmes offre un dérivatif à l’aristocrate espagnol, le tirant de sa douce torpeur, tandis que lui parviennent aux oreilles les cris d’une gitane, au visage déformé par la rage :

-Tais-toi ou je t'arrache les yeux ! Malheur à toi !

Hurle la femme en fureur à l’adresse de son adversaire hilare.

Apparaît alors dans le champ de vision du comte une toute jeune fille au minois moqueur, qui à coups de railleries, de paroles assassines et de rires insultants, provoque la danseuse de flamenco, ruinant délibérément son spectacle.

-Je m’appelle Conchita Pérez et je n’ai peur de rien !

Se récrie Concha avec un mépris souverain

Phrase prémonitoire s’il en est : la fille est belle, délurée, aguicheuse , non, en effet elle n’a peur de rien, Don Mateo l’apprendra à ses dépens, subjugué qu’il est déjà par la grâce et la puissance érotique de la jeune femme.

Quelques mois plus tard, c’est dans le palais de Don Mateo, par une belle nuit d’été, que l’on retrouve les deux protagonistes : une séquence qui illustre on ne peut mieux le talent du réalisateur et de son équipe, tant au plan du cadrage que de l’image et des décors de studio magnifiquement créés.

Telle une enfant, attirée par la musique de la fête qui bat son plein, petite silhouette juvénile, Concha admire, au travers des grilles, la beauté, l’élégance, le luxe et l’apparat d’un monde qui n’est pas le sien, mais qu’elle sent à portée de main : ne résistant pas, elle ouvre la porte et se glisse dans le jardin.

Au jeu de la séduction la jeune tentatrice se révèle la plus forte, lançant -défi ou gage d’amour- une rose à Don Mateo qui l’a reconnue :

Je savais qu’un jour je vous reverrais, señor

susurre-t-elle à l’homme sous le charme, puis, après force œillades et sourires radieux, prémices et promesses de plaisir, elle s’échappe, le laissant enfiévré, éperdu de désir et de frustration.

Le film souffle ainsi, dans une belle cohérence, le chaud et le froid, explorant les arcanes du désir :

Conchita Monténégro illumine la pellicule dès qu’elle apparaît, incarnant, au sens plein du terme, l’héroïne de Louÿs, piquant mélange d’ingénuité et d’audace sensuelle, femme enfant fatale qui se promet, se reprend, se dérobe, s’offre puis se refuse, se donne mais jamais ne se livre, affirmant ainsi sa revanche sur la vie et les hommes, pantins dont elle se joue, adorablement mutine, délicieusement cruelle.

Cinéaste classique mais audacieux, Jacques de Baroncelli, dans une mise en scène très avant-gardiste pour l’époque, a su rendre palpable la sensualité du roman, son ambiguïté et surtout le désarroi d’un homme humilié, dévoré par la passion, rongé par la jalousie : comment ne pas mentionner ce plan, d’une audace absolue, où Concha se retrouve à danser nue devant des spectateurs tétanisés, sous le regard fou de Mateo

D’un érotisme raffiné, ce jeu d’ombre, laissant apparaître la silhouette dénudée de l’héroïne, témoigne de l’originalité d’un cinéaste qui aimait « sortir des sentiers battus et bousculer les habitudes », servi en cela par une interprète d’exception incroyablement naturelle et libre.

Une version muette que n’a pas désertée le souffle romanesque, quelque 90 ans plus tard, grâce à la maestria visuelle d’un réalisateur, certes bien oublié aujourd’hui, mais qui nous laisse un film d’une rare modernité et l’interprétation troublante de son actrice principale : Conchita Monténégro.

https://www.youtube.com/watch?v=4tnDtzzJrzQ

Aurea

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