En 1935 sort « The Devil is a Woman », le dernier né de la collaboration de Josef von Sternberg et Marlene Dietrich. Ce sera leur septième, et dernier film commun. Le film vit une existence tumultueuse, et est sauvé par l’actrice elle-même : en effet, face à la menace des autorités espagnoles de boycotter Paramount, la société avait fait détruire les originaux du film. Marlene Dietrich, qui le considérait comme son meilleur film, en avait une copie qu’elle gardait dans son coffre-fort, copie qui fut utilisée plus tard pour le diffuser.


Après Berlin, le Maroc, la Chine et le palais des tsars de Moscou, Josef von Sternberg nous emmène ici en Espagne. Alors que le grand carnaval s’apprête à commencer, le gouverneur Don Paco implore sa police pour plus de tenue. Au milieu des badauds en liesse, un loup ténébreux se promène. Au détour d’une allée, il aperçoit une femme masquée, assise sur l’un des chars du défilé, dont la beauté éthérée et le large sourire l’attirent bien davantage que les charmes plantureux des courtisanes fardées qui paradent aux balcons.


Après avoir pourchassé la belle dans les rues et arraché la promesse d’un rendez-vous galant, le jeune homme tombe fortuitement sur l’un de ses anciens camarades et bons amis, le capitaine Pascual. Tout enflammé et émoustillé par son début de soirée, il lui confie son histoire et sa bonne fortune. Toutefois, Antonio – c’est son nom – déchante vite, lorsque Pascual lui raconte comme il a rencontré cette mystérieuse chanteuse, la trop belle Concha Perez.


Le film de von Sternberg est adapté d’un roman de 1898, « La Femme et le pantin » (par ailleurs, le titre français attribué au film), écrit par Pierre Louÿs. N’ayant pas lu le roman, je me contenterai ici de critiquer le film indépendamment de toute considération d’adaptation.


Adoptant une narration en flashbacks successifs, le film raconte l’histoire d’une femme, Concha Perez, à travers les yeux de celui qui en fut éperdument amoureux, Don Pascual, à en perdre la raison. D’une beauté fatale, Concha Perez séduit les hommes en un instant. Il suffit de l’entendre chanter, et tous sont à ses pieds. Changeante et versatile, elle les rend fous en s’offrant à eux, pour se refuser l’instant d’après. Elle ne s’attache à rien ni personne, chérit un temps son environnement et sa vie rangée, reprend sa liberté l’instant d’après. Concha semble s’amuser avec les hommes, et prend un malin plaisir à les torturer mentalement. Certains n’en sortent pas vivants, d’autres encore deviennent des épaves. « Cette femme est un démon », s’exclame Antonio lorsque Don Pascual lui a raconté son histoire.


L’évidente complexité du personnage est un défi à la hauteur du talent de Marlene Dietrich. Son interprétation est brillante, vivante. Capable d’être douce et aimante un instant, et de repousser sans ménagement ses amants l’instant d’après, elle jongle entre les registres, alternant entre la séduction la plus irrésistible et la contrition la plus sincère – on pourra toutefois peut-être lui reprocher un léger manque de nuance. Si elle excelle dans le premier registre, il aurait peut-être été plus intéressant de la voir plus douce, plus aimable encore lorsqu’elle cherche à se faire pardonner (elle se montre si odieuse avec Pascual qu’il est assez difficile à croire qu’il puisse encore lui passer tous ses caprices d’un battement de cils… ou pas, il s’agit de Marlene, tout de même !). Cela dit, c’est un reproche mineur, et le reste de sa prestation est excellent. Indécise et changeante, elle illustre cette dualité en étant toujours en mouvement : bouillonnante, elle ne sait jamais sur quel pied danser, et, même ‘immobile’, est toujours animée.


Face à elle, les rôles masculins peinent à soutenir la comparaison, mais, de toutes façons, ils n’ont pas beaucoup d’importance. C’est elle la star, point. Il y a toutefois un second rôle qui est très bien, Edward Everett Horton, qu’on retrouve avec plaisir dans plein de petits rôles sympathiques (vu notamment dans « Angel », de Lubitsch, déjà avec Marlene, et « Holiday » de Cukor avec Grant et Hepburn).


La patte de von Sternberg se retrouve ici, une fois de plus, dans la photographie – dont il s’est occupé lui-même – et les décors somptueux. Formes torturées, sombres, denses forêts de ronces, accentuent le côté maléfique, presque surnaturel de Concha Perez. Et, comme d’habitude, il nous gratifie une fois de plus d’un noir et blanc superbe, avec tout ce qu’il faut de dosage dans les contrastes et les éclairages. Un soin tout particulier est également apporté aux costumes portés par Marlene Dietrich, qui peuvent faire écho à son humeur ou son statut de ‘femme fatale’ : toilettes élaborées, robes d’un noir de jais, ou bien encore d’un blanc immaculé.


J’ai également apprécié que le film conserve volontairement une certaine ambiguïté sur le personnage de Concha, qui n’est pas sans me rappeler Milady des « Trois Mousquetaires ». Ces deux femmes ont en commun leur charme surréel, et leur beauté irrésistible qui met les hommes à genoux. Mais, la comparaison peut aller plus loin, dans le sens où une lecture possible des « Trois Mousquetaires » fait de Milady une victime, qui subit les comportements odieux, intolérables, d’Athos et de d’Artagnan. Ici, il est intéressant de noter que le récit n’est fait qu’à travers les yeux de Don Pascual – un peu à la « Manon Lescaut », en somme – aussi est-il légitime de mettre en doute ses paroles. Ne cherche-t-il pas à se donner le beau rôle ? Cette Concha est-elle le démon qu’il décrit, ou bien s’agit-il simplement d’une femme trop belle dont le cœur et les espoirs ont été brisés par ceux en qui elle avait placé sa confiance ?


Dernier film d’une des plus belles paires du cinéma, « The Devil is a Woman » est un drame d’ambiance et de personnages très réussis. Marlene y livre l’une de ses prestations les plus abouties, et surtout, change de registre par rapport à ses rôles habituels, prouvant son immense talent d’actrice. Elle n’est pas aussi sublime que dans « Shanghai Express », ni aussi impressionnante que dans « Scarlet Empress », mais campe avec son charme ravageur et sa voix toujours délicieuse, un personnage fort, complexe et intéressant. Il convient cependant de souligner quelques défauts qui nuisent au film. Si le rythme fonctionne, le final me paraît néanmoins déséquilibré, car trop long. En outre, le dernier ‘love interest’ de Concha, Antonio, est assez peu charismatique (ce qui, au demeurant, n’est pas trop grave étant donné son rôle assez réduit).


Le film sera un nouvel échec commercial pour Josef von Sternberg, qui perdra dès lors la liberté créatrice que lui laissaient les studios. Cela précipitera la fin de sa carrière (il ne tournera plus que huit films en dix-sept ans), et il conclura, ultime hommage à l’actrice qu’il a révélé en 1930 avec « The Blue Angel », avoir "cessé de faire du cinéma en 1935".

Aramis
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le 29 mai 2015

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