Dans les années 1940, le film noir américain prend son envol. Il possède de nombreux thèmes, lieux communs et personnages récurrents qui le définissent, sinon comme un genre à part entière, au moins comme un style particulier. Le film noir est varié – conséquence directe de sa définition un peu vague – et pioche aussi bien chez les expressionnistes allemands (qui, émigrés aux Etats-Unis, donneront ses lettres de noblesse au noir), que dans la série B Hollywoodienne. Cette dernière possède en effet des méthodes d’écriture et de tournage, souvent plus rudimentaires, mais parfaitement adaptées aux caractéristiques du nouveau mouvement. Le film noir croque un large éventail de personnages, mais il y en a deux qui se distinguent, surtout dans les années 40 : le détective privé et la femme fatale.


Le premier a été définitivement immortalisé par Humphrey Bogart, qui l’a incarné dans plusieurs monuments du film noir : « Le faucon maltais », « Le grand sommeil »… mais vient, à la base, de l’écrivain Raymond Chandler, dont les romans ont fourni nombre de scénarios au film noir (il est aussi le créateur de Philip Marlowe). La seconde est bien plus ancienne : de Circé à Mata Hari, en passant par Dalila et la Fée Morgane, le stéréotype de la femme de mauvaise vie qui séduit les hommes pour les mener à leur perte a la vie dure. Dans les années 20, on oppose souvent des icônes à la sexualité agressive et menaçante aux héroïnes "pures" et modèles que sont les Lillian Gish ou Mary Pickford : ce sont les "vamps", auxquelles des actrices comme Theda Bara ou Pola Negri donneront leurs lettres de noblesse. Les rôles de Marlene Dietrich dans les films de Josef von Sternberg – également précurseurs du film noir – correspondent également à cet archétype, qui va toutefois exploser durant la période du noir.


« La Griffe du passé », sorti en plein dans la période, est réalisé par Jacques Tourneur, qui fut l’un des metteurs en scènes les plus prolifiques de série B, dont le succès de certaines permet à RKO de le promouvoir à la réalisation de productions de premier plan.


Gérant d’une station-service, Jeff Bailey mène une existence paisible dans une petite ville de campagne, entouré de son ami et assistant dévoué sourd-muet et de sa belle compagne, la jeune Ann.


Cette vie idyllique prend fin lorsque Jeff est retrouvé et reconnu par hasard par l’un des hommes de main du richissime Whit Sterling. Le nom lui est connu : il s’agit d’un homme qu’il a jadis floué, lorsqu’il se faisait appeler Markham et passait pour l’un des meilleurs détectives privés de New York. Il raconte alors tout à son amie : son ancien métier, son ancienne vie, et son ancien amour pour Kathie Moffat, la femme en fuite de Sterling.


Le film se divise en deux parties : la première prend la forme d’un flashback, où Bailey/Markham narre les péripéties de la plus grande et dangereuse romance de son existence. La seconde nous ramène au présent, et se consacre à la résolution de la nouvelle affaire.


Il est intéressant de constater à quel point « La Griffe du passé » constitue l’archétype du film noir, aussi bien dans le fond que dans la forme. Il en possède toutes les caractéristiques – d’une manière exhaustive et presque caricaturale. Ainsi, l’on a affaire à un détective privé toujours sombre et mélancolique, la clope au bec, qui semble mettre un point d’honneur à sortir ses réparties cinglantes et fatalistes. Face à lui, une femme fatale belle et fragile, qui possède une histoire troublée, veut encore croire en l’amour, mais reste prête à tout pour survivre. L’intrigue est complexe à loisir, et possède son lot de ramifications tordues, histoire de perdre le spectateur dans les méandres toujours plus confus du récit ! Que l’on se rassure, l’on est toutefois assez loin du « Grand Sommeil ». Côté formalisme, le noir et blanc est à l’honneur, les contrastes sont élevés, l’on joue sur les ombres et l’on enveloppe l’ensemble dans une fumée épaisse, accentuant – si cela était nécessaire – le côté noir et flou de l’œuvre !


Dans une deuxième lecture, il est même envisageable que cette accentuation des thèmes et des attributs du noir soit volontairement forcée par Jacques Tourneur. Ce serait, d’une certaine manière, une façon de jeter un regard détaché et ironique sur la toute nouvelle fascination d’Hollywood pour un style cinématographique porté aux nues… alors qu’il n’est finalement l’héritier que d’un croisement bâtard entre la série B et la littérature de gare.


Ce côté potentiellement parodique n’entrave pas le bon déroulement du film, et ne présage en rien de sa qualité. La première partie est d’ailleurs très bien menée : le ton est juste, le rythme est maîtrisé et les personnages sont attachants. En sombrant trop dans l’exagération en seconde partie, c’est malheureusement un peu moins intéressant. Les convolutions inutiles de l’histoire ajoutent à la confusion d’un ensemble trop préoccupé par sa forme, et qui en délaisse le scénario et les personnages.


L’amateur retrouvera avec plaisir quelques têtes connues.
Le rôle du détective privé échoit à Robert Mitchum, qui promène sa haute silhouette avec une certaine aisance, et dont la voix puissante fait merveille. Dans les autres rôles masculins, un certain Issur Danielovitch Demsky, mieux connu sous le nom de Kirk Douglas, livre une prestation excellente dès son deuxième film. Son sourire charmeur, mais menaçant, convient parfaitement au personnage de Whit Sterling qu’il interprète avec brio. Chez les femmes, l’on a le droit à une (bien trop) brève apparition de la flamboyante Rhonda Fleming, un rôle gentillet de la mignonne Virginia Huston, et, évidemment, une femme fatale remarquable en la personne de Jane Greer.


Celle-ci campe une individualiste forcenée, une survivante qui cache une histoire, un passif douloureux dont l’on ne saura rien – trait habituel de la femme fatale, souvent abusée/maltraitée dans sa jeunesse. Kathie ne fait plus confiance à personne, et utilise toutes les armes à sa disposition pour se défendre, survivre coûte que coûte. Aussi bien physiquement (air ingénu, sorte de beauté fragile), que psychologiquement, elle incarne le stéréotype classique de la femme fatale, qui sera traité en de multiples occasions dans la période du noir. Pour se donner une idée, 75 des 581 films noirs de la période 1941-1958, d’après IMDB, comportent un personnage de "femme fatale".


Avec « La Griffe du passé », aussi parfois connu sous le titre « Pendez-moi haut et court », Jacques Tourneur livre un polar qui présente toutes les caractéristiques du film noir : c’en est presque un cas d’école. Plongé dans une ambiance singulière, bien interprété et mis en scène avec une certaine maîtrise, il s’agit d’un film à tout le moins intéressant, loin d’être exempt de défauts, mais qui vaut la peine d’être vu, pour peu que l’on s’intéresse au film noir classique américain.

Aramis
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le 11 oct. 2015

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Aramis

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