Les années 60, une époque formidable durant laquelle le cinéma sacrifia bien souvent toute notion de réalisme en matière de film d'espionnage. Il faut dire que le genre a un peu de mal à se renouveler et les intrigues, s'inscrivant dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre froide, commencent à lasser. Alors forcément, on peut comprendre le succès des premiers James Bond qui vont venir vendre du rêve, du dépaysement et du ludique avec l'utilisation des fameux gadgets. Et avec ce personnage, c'est le cinéma de pur divertissement qui fait main basse sur le genre et qui semble ne plus pouvoir le lâcher. Heureusement, au milieu de ce paysage affreusement édulcoré, quelques films parviennent à se distinguer comme The Kremlin Letter qui est à l'image de son réalisateur, John Huston, atypique et anticonformiste.
Comme dans la plupart de ses films durant cette période, Huston fait ici une petite apparition en début de métrage et celle-ci, éminemment symbolique, donne le ton de l'histoire. Car à l'image de son personnage de vieil amiral remettant en place un Patrick O'Neal incrédule, c'est bien un cinéaste de l'ancienne école qui vient ici donner la leçon à une nouvelle génération bien trop policée à son goût. Basé sur le roman de Noel Behn, un ancien des services de renseignements, The Kremlin Letter se démarque immédiatement par son côté réaliste et profondément amoral. Prenant le contre-pied du glamour de Bond et du fun de Mission: Impossible, Huston nous plonge dans un univers peuplé de salauds, de sadiques, de manipulateurs voire de débauchés. Ici les espions servent autant leur idéal que leur propre intérêt, et les ennemis ne se trouvent pas seulement dans le camp d'en face...
Le refus du manichéisme et la vision très dure de l'espion américain viennent en partie expliquer la faible popularité de ce film à sa sortie. Mais surtout ce qui frappe ici, c'est la volonté, l'obstination même, de John Huston d'être anachronique, hors de son époque et de la mode. Ainsi, comme dans la série Mission: Impossible, le film débute par la composition d'une équipe d'espions, où chaque membre a une spécialité bien précise... Seulement la bande à Huston est très loin de l'image clean véhiculée par la série ! On retrouve par exemple des trafiquants, des voleurs, des proxénètes... bref, une bande de joyeux drilles qui ont, en plus, tous passés l'âge de la retraite depuis longtemps. On est loin de l'image du héros sexy à la James Bond... Même le personnage principal, le seul qui pourrait être soupçonné d’héroïsme, n'a rien de très glamour et il est même défini, non sans ironie, comme le subtil mélange entre l'intellectuel et le physique. Incroyable description qui montre bien la volonté du cinéaste de se moquer de ces "super héros" des temps modernes. D'ailleurs, les surnoms ou noms de code employés renvoient également à cette dimension grotesque puisqu'on y trouve des " prostituée ", " débaucheur " ou même " vierge " pour le personnage principal ; tout un symbole ! Et puis, pour bien montrer que son groupe est composé de salaud prêt a tout et surtout au pire, Huston va les faire évoluer dans un environnement aussi rude et pervers que leur personnalité (dans le froid Moscovite ou dans des tripots sordides). Avec tout ça, on ne s'étonne pas des exactions ou trahisons commises par les uns ou les autres.
Seulement, devant un tel tableau, on comprend rapidement que le film a les défauts de ses qualités. Que ce soit cet univers âpre et cynique, ces personnages pourris jusqu'à la moelle ou même cette intrigue presque incompréhensible, rien n'est fait pour plaire au spectateur. Ce sont les véritables limites de la démarche entreprise par Huston, son film s'éloigne tellement des canons hollywoodiens qu'il est difficile de s'immerger totalement dans cette histoire et ainsi de pouvoir pleinement l'apprécier. Regarder The Kremlin Letter, c'est comme être devant un plat, a priori, pas follement ragoûtant et aux saveurs un peu trop marquées... il n'est donc pas évident d'aimer cette tambouille qui n'est pas vraiment faite pour les palais délicats. Par contre, si on arrive à l'apprécier, on remarque assez vite qu'il y a plus de finesse qu'on pourrait le croire, notamment dans les descriptions des comportements humains et dans la représentation des enjeux politiques. Et on savoure notamment les morceaux de choix d'un métrage qui fait la part belle à ses acteurs : que ce soit Richard Boone, Orson Welles, le couple bergmanien Bibi Andersson/ Max von Sydow ou même George Sanders, tous s'avèrent être brillants dans des rôles bien souvent à contre-emploi. Loin d'être un banal film d'espionnage, The Kremlin Letter est un incroyable jeu de massacre à travers lequel se dessine le regard amer porté par un cinéaste sur son époque.