Adaptant mot pour mot une pièce de Broadway qu’il a lui-même monté sur les planches quelques années plus tôt, Otto Preminger, via « The Moon is Blue », affirme son anticonformisme débordant dans l’Hollywood des années 1953, alors sous l’égide du Code Haynes recroquevillant les studios dans l’autocensure suite aux accusations de débauches des années 1920. Souvent, les collègues les plus malins du maitre austro-hongrois, de Billy Wilder à Alfred Hitchcock, vont subtilement contourner ces contraintes imposées par les lobbies moralisateurs, notamment par les voix impénétrables de la mise en scène. Preminger, lui, n’hésite en aucun cas à mettre les pieds dans le plat pour secouer les mœurs ; le confirmeront notamment quelques-uns de ses films suivants, dont « Carmen Jones » (1954), entièrement joué avec des acteurs afro-américains, ou « Advise and Consent » (1962) avec le propos sous-jacent de l’homosexualité en politique. « The Moon is Blue », parfois traduit « La Vierge sur le toit » en Allemagne, fait l’objet d’un traitement assez injuste poussant curieusement le public d’aujourd’hui à le négliger à coté des autres films de son prestigieux cinéaste. Il est vrai, cette histoire d’une professionnal virgin rencontrant un architecte au sommet de l’Empire State Building se targue d’une allure bien modeste : les décors y varient très peu, les cadres font preuve d’une étonnante fixité, l’actrice principale, Maggie McNanamara, y trouve le premier rôle de sa courte et discrète carrière au cinéma. Il n’y a pas même un flingue !… Rien qu’un ancien flic débarquant à l’improviste et des fuites d’eau ! Tout se passe en intérieur, le nombre de personnages se compte sur les doigts de la main… Bref, pour pavoiser ce qui pourrait paraître comme une comédie simplette, il fallait bien une conversation endiablée.


« The Moon is Blue » s’ouvre sur une représentation dessinée de l’Empire State Building, laquelle délaisse ensuite l’innocence du trait de crayon pour faire place aux véritables contours de l’immeuble. On croit alors contempler un plan d’ensemble, jusqu’à ce qu’un travelling arrière nous dévoile qu’il s’agit en fait d’une simple photo de l’édifice. Illusionniste, cette introduction appelle à considérer le film sous le joug de la notion d’intérieur, ce que la suite confirmera en ne développant que deux scènes se déroulant en extérieur, à savoir les deux séquences où nos deux personnages principaux se trouvent au sommet de l’Empire State Building. Au-delà de la simple notion d’intérieur, vient également le signe de l’architecture, ce qui n’est pas sans aller avec le personnage de Don, architecte rencontrant la valeureuse Patty pour ensuite lui faire visiter son appartement doté de l’ameublement le plus hype du début des années 1950. Mais toutes ces petites prouesses seraient bien vaines si « The Moon is Blue » ne constituait pas lui-même une forme d’intérieur à l’échelle de l’Hollywood des 50’s, comme un film-privé. Rapidement, les dialogues étonnent pour l’époque : logorrhée vivante, Patty, venant tout juste de rencontrer Don, se met à engager une conversation autour de la psychologie amoureuse, — « un psychologue m’aurait fait payer 20$ cette conversation », leur souffle le chauffeur de taxi — brisant lentement mais surement le mur des convenances. Rapidement, la jeune femme avoue sa virginité ; Don raconte ses histoires de maitresses ; un dandy raffiné au pervers accent british — non sans évoquer Waldo dans « Laura » (1944) — s’incruste dans le duo ; tandis que sont mis sur la table la quasi totalité des tabous liés au puritanisme. S’il n’est pas très surprenant que de surprendre deux hommes entretenir une conversation lubrique, il est cependant plus étonnant de voir s’y mêler une jeune femme laquelle va non-seulement les provoquer, mais en plus les dominer sur ce terrain là, chose que « The Moon is Blue » amène avec une élégance et une sobriété toute imputable au savoir faire d’Otto Preminger.


Véritable objet sublunaire dans le paysage du cinéma hollywoodien, « The Moon is Blue » aurait pu s’auréoler de sa façade scandaleuse, mais il n’en fait rien, coulant dans une paisible sérénité, à l’abri de la pluie battante s’écroulant sur New-York. De même, le fait qu’il se déroule en quasi totalité à l’intérieur ne suffit pas à faire disparaître un climat d’urbanité constant : tout le monde paraît stressé, pressé, affairé, notamment Patty en Don, toujours en mouvement, alors qu’il ne se passe pourtant pas grand chose en dehors des péripéties intimes. Aussi, Don a pour maitresse sa voisine de dessus, comme si son train de vie s’entassait sur sa sexualité alors que le film orchestre une inversion des idées de reçues à propos des rapports hommes-femmes, Patty parvenant à ouvrir en un clin d’œil une bouteille de ketchup que les deux bougres se sont acharnés à dévisser plus tôt. Au même titre, l’intérêt du film se voit davantage calfeutré dans les dialogues plutôt que dans les actions, comme si Preminger cherchait à mettre en exergue les formes psychologisantes du cinéma libéré des contraintes moralisatrice, plaçant ses desseins sur les épaules de ses comédiens — tous entrainants. « Un psychologue m’aurait fait payer 20$ cette conversation », pour rappeler la réplique du chauffeur de taxi ayant écouter quelques échanges entre Patty et Don et synthétisant une potentielle réaction du public, comme si le film avait rendu accessible des réflexions jusque-là cachées, exhibant le cinéma comme parure d’une psychanalyse des foules, — rôle primordiale négligé par la censure — jouant un rôle éminemment important dans la liberté d’expression. À revers d’Hollywood, Preminger targue également « The Moon is Blue » d’une réalisation rigoureusement théâtrale ; on a presque l’impression de voir du théâtre filmé mettant l’accent sur l’espace et les corps plutôt que sur les mouvements, comme si le cinéaste instaurait une distanciation sereine entre son médium et son sujet, comme si son rapport à son travail, dans ce cas précis, allait dans le sens d’une « affection without passion ». Mais ce dernier effet est bel et bien raté, puisque « The Moon is Blue » est bien l’un de ses films parmi les plus passionnants, combinant classicisme et non-conformisme, aboutissant à une osmose drolatique du meilleur aloi, en plus de démontré un objet fascinant de l’histoire cinéma américain.


https://bueespecieuse.wordpress.com/2021/05/30/le-culte-du-dimanche-the-moon-is-blue-de-la-terre-dici-bas/

JoggingCapybara
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste The 2021 Dispatch

Créée

le 9 juin 2021

Critique lue 117 fois

4 commentaires

JoggingCapybara

Écrit par

Critique lue 117 fois

4

D'autres avis sur La lune était bleue

La lune était bleue
JoggingCapybara
8

De la Terre, d'ici bas

Adaptant mot pour mot une pièce de Broadway qu’il a lui-même monté sur les planches quelques années plus tôt, Otto Preminger, via « The Moon is Blue », affirme son anticonformisme débordant dans...

le 9 juin 2021

4

La lune était bleue
SteinerEric
6

Quand Preminger fit ployer la censure

D’une comédie boulevardière à succès de son ami Hugh Herbert, Otto Preminger a tiré une adaptation pour l'écran sympathique, mais mineure dans la riche filmographie du réalisateur de Laura ou de La...

le 7 sept. 2020

La lune était bleue
Fatpooper
8

La légèreté des moeurs

Sympathique comédie théâtrale. On devrait adapter plus souvent des pièces de théâtre ; avant c'était courant, aujourd'hui on adapte plus de comic books que de pièces de théâtre j'ai...

le 22 févr. 2020

Du même critique

Il n'y aura plus de nuit
JoggingCapybara
8

Soleil noir

Autrefois particulièrement productif et jouissant d’une considérable aura auprès du public, le genre du film de guerre, hormis quelques rares éclats, donne désormais l’impression de s’être...

le 28 juin 2021

9 j'aime

Jeunesse (Le Printemps)
JoggingCapybara
8

S'en sortir sans sortir

Première partie d’une trilogie, « Jeunesse (Le Printemps) », fresque documentaire tournée entre 2014 et 2019 dans les cités dédiées à la confection textile de Zhili (à 150 kilomètres de Shanghai, au...

le 3 janv. 2024

8 j'aime

8

Séjour dans les monts Fuchun
JoggingCapybara
8

Nature des êtres

Il y a comme un paradoxe dans « Séjour dans les Monts Fuchun ». Les personnages, dans l’ensemble de leurs dialogues, parlent d’argent, d’une manière si exacerbée que cela en frôlerait presque...

le 10 janv. 2020

7 j'aime