C'est certes la même vie, lente et douloureuse, animée depuis ses racines par la passion du cinéma, donc de l'histoire, reléguée ici par le cinéaste Albert Serra, dans un film crépusculaire à l'agonie du verbe être, de l'existence et des sens qui nous accompagnent sur notre dernier chemin de vie. La mort de Louis XIV produit le même effet de suffocation, d'étourdissement, de tristesse que le tout aussi rouge et cloisonné Cris et chuchotements. Atténuant à mesure des plans la valeur divine du gouverneur, le film gagne petit à petit toute la douceur et l'universalité de son modèle, qu'il finit par regarder comme le plus simple des êtres respirant. Sur son lit que l'on sait de mort, Louis XIV campé par un irréductible acteur-comique jusqu'au bout de ses jours, finit par taire sa verve et son charme, se compacte pour le linceul, vire lui-même de la guibolle à cette teinte noire post-mortem, échoue ses plaintes et ses râles aux cris des oiseaux.


La poésie Serra se gave encore une fois de noirceur, offre une sensorialité de l'obscurité, comme un muet rendu à la vie par des couleurs désenchantées. Dans l’œil du spectateur, la particule élémentaire qu'est le pixel d’éclaircie dans la pénombre environnante se transcrit avec le temps comme l'évidence de l'émotion, et nos yeux, avides de bio-luminescence, de teintes de peaux, ils ne cessent de jouer avec les contours des formes, perdus dans la perruque du roi soudain vue comme une grande forme grise, dégradée à la fois vers la nuque de son propriétaire et en même temps vers les tréfonds de son tombeau. Une coiffe, un apparat encombrant qui ne quittera pas la tête du mort, même une fois ouvert et ausculté dans un passage bouleversant de simplicité. Il faut aussi voir ce plan qui dure, dure, de Jean-Pierre Léaud, observant un élément dont nous ne sauront jamais rien vers sa droite, soudain dans la contemplation et nous, incapables de regarder ailleurs, alors que la musique envahit soudain ce film pourtant si silencieux auparavant. Un tremblement de basse, la fin de l'hégémonie de l'époque, une vision de l'enfer pourquoi pas, la prémonition de la catastrophe réduite à une maladie, qui bouffera l'âme de l'homme toute crue.


Nous ne savons plus regarder. Nous ne savons plus regarder ni écouter le silence, et nos agitations pour nous soustraire à l'ennui n'ont jamais été aussi vaines que devant ce film ; d'où les réactions parfois violentes de spectateurs excédés devant le "rien", la "mort" que le film semble seulement porter. Pourtant, au chevet de l'acteur, Serra n'aura jamais été aussi près que de raconter le tout, que de raconter la vie. Il le fait avec la patience d'un peintre symboliste comme Jakub Schikaneder, formé par les soudaines figures qui dénotent dans chaque moment apparemment sans intérêt, il crée la matière même de la beauté des morceaux de quotidiens, soit-disant historiques, mais surtout humbles et intimistes, rendant en même temps nos yeux capables de voir ce qui n'est pas, maintenant devenus nyctalopes et capables de voir au delà de l'image.


Alors oui, c'est certes la même histoire, cette mise à mort dans la chambre, on nous l'a racontée tant de fois, différemment, et c'est dans la différence que le film, justement trouve sa voie.


Ce n'est certes pas ce grand portrait d'une époque, le biopic éblouissant que l'on aurait pu espérer ou attendre sur l'un des rois les plus connus et représentés de France, bien au contraire, le portrait est sobre, comme toujours chez l'auteur, mais à la différence de certains films (Le silence des oiseaux, Histoire de ma mort) qui s'autorisaient un humour, un absurde, une recherche de décalage, ici l'entreprise semble assez figée et rigoureuse. Ainsi les quelques moments avec le Casanova de Histoire de ma mort (c'est le même acteur Vicenç Altaió i Morral) semblent comme non seulement des réminiscences historiques mais également un intéressant parallèle métaphysique : le charlatant ici dépeint a le côté sensuel-ésotérique d'une savoureuse prestance qui rappelle le fond que chaque films de Serra partagent finalement. Mettant sur la défensive tous les honnêtes médecins et créant l'un des rares effets comiques du film, cette séquence, plus qu'un moment agréable, est une façon de connecter le cas Louis XIV avec les aspirations de voyage, de nature et d'esprit que les personnages à la Serra ont toujours. Ici bien sûr, prisonnier de son corps, l'homme assisté représente tout le contraire de cette figure mouvante. Ainsi, c'est le constant rapport à la mort prochaine qui se fixe dans notre mémoire et permet de pouvoir évader avec les yeux, la bouche, les oreilles de l'acteur, dans sa voix et ses éclats d'âmes. Ceci appuie aussi l'idée que le roi, de par ces rites quotidiens (les cérémonies, les vêpres à la chapelle...) restait un roi relativement immobile qui recevait plus qu'il ne se déplaçait et autour duquel tout était organisé, surtout en fin de vie où ses problèmes de santé (la goutte, ses problèmes aux dents... on aurait pu faire un film simplement à partir de son carnet de santé). Mais après tout, la connaissance Historique où bien même le titre du film suffisent à nous prédire le destin du personnage, mais nous conservons cet attachement terrible et prémonitoire pour les êtres vivants et donc mortels que nous sommes, dans un effet de miroir au combien fascinant. Embarqués, pour les quelques jours condensés en instants aussi fugaces que discrets, les heures du roi passent sous les éclairages en clair-obscur et nous guident vers un quasi huit-clos où les étoiles et les farandoles de pacotilles semblent n’être plus que lointains souvenirs.


La cour du roi y est à ce propos particulièrement bien modelée, avec sa noblesse bien sûr, sa distance avec le sujet de toutes ses attentions, mais aussi sa culpabilité, sa fidélité émouvante. La relation que Serra laisse paraître entre le médecin et le roi, alors mêmes qu'ils ne se parlent pas vraiment l'un à l'autre, est splendide : à la fois d'efficacité, de subtilité, de vérité. Rarement on aura vu un défilé de personnages aussi pesant mais nécessaire ; la vie continue tout autour, l'agitation est reine, compagnonne de cellule ; et les dialogues exemplaires, venant pourtant d'une équipe majoritairement catalane, montrent l'ampleur du travail de recherche, et en même temps la distillation savante d'informations qui a été nécessaire pour en arriver au résultat. Le film n'a ainsi rien d'un biopic, mais contient assez d'éléments épars pour satisfaire la curiosité intellectuelle du spectateur en attente d'éclairement sur le sujet.


A ce niveau, le film est à comparer avec Le Soleil de Sokourov, pas seulement parce qu'il décrit la chute d'un grand personnage, puisqu'au final, Louis est déjà mort au début du film, mais pour la clarté avec laquelle le film expose les relations de cour, sans effets de style ou mise en mouvement grotesque. C'est la vie intime de chaque protagoniste qui passe au crible de la caméra, de l'attention du réalisateur et du chef opérateur, chaque visage devenant le tableau de maintes histoires qui sont chuchotées ou simplement perdues par inattention des protagonistes. Léaud devient le centre de révolution - de tournoiement - de visages portant chacun leur considération d'une façon distincte. L'irréprochabilité des hommes d’Église, la ferveur des courtisans, la nonchalance ou l'insistance des ingénieurs face au "monument" détruit, l'extase ou la douleur des taiseux. Tout ce cortège se résout dans le très beau final, dans la courte phrase prononcée par le médecin. Avec son trait plein d'espoir, absurde avec le recul, le "Nous ferons mieux la prochaine fois" engage plus que la vie du futur monarque Louis XV (le petit fils de Louis XIV que l'on aperçoit dans le film et qui mourra de la variole après un règne impopulaire), mais aussi la fin de la monarchie en elle-même avec Louis XVI et sa décapitation. Nous revient alors la phrase légendaire : "Après moi le déluge", attribuée à Louis XV, qui continue de semer un trouble longtemps après la discrète fin du film.

Narval
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le 28 nov. 2016

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