Une nuit. Celle d’une variable : l’impossible, ou plutôt de ce qui fut possible, mais qui ne l’est plus. Une nuit, encore. Celle d’une errance : de l’esprit, du corps, du couple, de l’existence. Une nuit, enfin. Celle d’un paysage : paysage d’une âme, paysage d’un état d’âme, paysage d’un état d’esprit. Cette nuit, c’est au fond une trilogie symbolique. Son imprévisibilité, ses déambulations, son atmosphère – comme les trois faces d’une même pièce, ou d’un même dé, cluster philosophique d’une réappropriation du monde, de ses espaces, de ses êtres, de leurs interactions. La Nuit, celle d’Antonioni, est au final un paradigme : le paradigme d’une souris en cage. Mais de quelle cage parle-t-on alors ? De l’ombre terrifiante de ces immeubles infernaux qui nous piègent du soleil ? De ce fil continu du temps, inarrêtable, marqué des choix qu’on fait, sans regrets, et des pages blanches qu’on laisse ? Ou bien sûr enfin, cette cage du ménage, celle de la vie à deux, celle de deux êtres que l’on a liés – de deux êtres qui se sont liés ?


La Nuit se forme comme une unité de temps, mais pas comme une unité d’espace. C’est d’ailleurs bien pour cela qu’on le qualifie bien souvent d’errance, métrage noctambule qui, comme bien souvent chez Antonioni, explore et réinvente les formes urbaines – notamment modernes. Cette fascination pour le gratte-ciel, figure de style visuelle que le cinéaste italien a, tout au long de sa carrière, manié et remanié, déchiré et recollé ; elle n’est pas simplement esthétique, elle est aussi source d’aliénation. Ses personnages (et plus particulièrement celui de Jeanne Moreau) n’y agissent pas, ils s’y abandonnent – c’est cette idée de la non-action qui est importante pour comprendre l’une des caractéristiques les plus laconiques du travail d’Antonioni : décor, protagoniste et action ne font qu’un. Le magnétisme de sa scène, régi par ces différents pôles, est alors le moteur du récit – c’est lui qui fait narration, c’est lui qui fait histoire. C’est ainsi qu’il parvient à conter en si peu de paroles, en si peu de temps, en si peu d’images. La Nuit, film enfermé temporellement dans une durée d’à peu près vingt-quatre heures, n’est alors plus l’histoire d’un couple sur une journée, mais l’histoire d’un couple avant, pendant, et après.
Les dialogues de La Nuit se noient logiquement dans sa bande-son : sa vraie parole, celle des regards, des silences, des positions, des reflets et des clairs-obscurs. Cette composition muette, très picturale, compose réellement la sémantique du film : au pays des non-dits, on a inconsciemment trouvé une nouvelle manière de parler. Un coup d’œil vaut mille discours, un dos tourné pour conclure l’histoire d’une relation. La force de La Nuit étant d’arriver à signifier cette partie pour un tout hors-champ, hors-temps, hors-film : celui de ce passé qui hante chaque seconde, chaque image d’Antonioni. Ce passé tentaculaire qui fait qu’on en est arrivés là, à cette situation blessée, à ce non-retour tragique.


C’est au fond cette question scénique qui taraude La Nuit de part en part : comment distancer deux corps. La chorégraphie mortuaire qui en découle ne connaîtra de fin que celle d’une séparation totale : comme pas chassés, des visages las. La Nuit, plus qu’un film sur l’effondrement intime, est un manifeste à propos de l’ennui. D’un côté, la débauche de soirées vulgaires comme exutoire de la langueur de la vie ; de l’autre, d’interminables déambulations en extérieur comme catharsis d’un intérieur. Et, point d’orgue, qui avait raison ? La femme, la seule qui cherchait les clés manquante d’une partition déréglée. Une conclusion plus désenchantée que féministe : au royaume des cœurs, on est toujours (au moins) deux – la juste notte, elle n’est pas en fuite.

Vivienn
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le 7 avr. 2020

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