À la jeune apprentie qu’il forme et qui n’aime pas la moelle qu’elle vient de goûter, le gastronome Dodin explique : c’est normal, tu es trop jeune. Mais retiens cette saveur, c’est comme ça que la moelle doit être. La certitude de la justesse d’une saveur, presque sacralisée, n’en déplaise à celui qui la goûte, peut s’appliquer au nouveau film de Trần Anh Hùng : sans concessions, presque radical, mais indéniablement habité par son propos.


Il faut en effet se débarrasser de certains a priori pour laisser prendre une œuvre que ses détracteurs pourront réduire à une publicité Herta assortie d’aphorismes pontifiants et hors-sol. Effectivement, les dialogues très écrits n’ont pas vocation à une plongée naturaliste dans la cuisine du XIXème siècle finissante, et la patine d’une direction artistique aux éclairages mordorés magnifie un amour du bel ouvrage où les sourires béats des protagonistes ne laissent aucune voix à la dissonance.


C’est là le parti pris du cinéaste, affirmé dès la radicale ouverture sur la confection d’un repas, 20 minutes où les seuls lignes de dialogues sont mis au service de l’artisanat, fusionnant le savoir faire des cuisiniers et de celui qui les filme : avec gourmandise, convertissant le temps d’exécution en matière première, par l’attention portée aux produits, à leur transformation et leur métamorphose sur le feu, la glace ou la main qui les pétrit.


Trần Anh Hùng, pour filmer cet art de vivre, sublime tous les postes autour de sa direction : une photographie sublime de Jonathan Ricquebourg, ainsi qu’un travail particulièrement mis en relief sur le son. Parce que la gastronomie est avant tout une symphonie des sens, l’épaisseur sonore joue un rôle déterminant dans l’artisanat représenté. Le bouillonnement d’une marmite, la lame ciselant une herbe fraîche, le raclement d’une cuiller sur le fond d’une assiette en terre cuite enrichissent la profusion visuelle d’une volupté presque érotique, un parallèle que fait d’ailleurs régulièrement le cinéaste en alternant la complicité en cuisine du duo avec celle des retrouvailles à la nuit tombée par l’entremise d’une poire dont la silhouette devient celle du corps de la femme désirée.


La singularité du projet est aussi nourrie par l’interprétation de personnages entièrement dévoués à leur cause, conscients du privilège qu’est le leur au sein de cette utopie. L’abondance presque surnaturelle des mets, la profusion des ustensiles et l’harmonie des gestes que rien ne semble pouvoir contraindre conduisent une chorégraphie où le sourire et les flamme dans l’iris se substitue bien souvent au langage. On savait Benoit Magimel impérial depuis le sommet récent de Pacifiction, et il trouve ici un rôle à sa mesure, incarnation d’un terroir tranquille que quelques saillies lettrées viennent encore affiner, dans une posture qui, là aussi, pourrait à chaque instant basculer vers le burlesque, mais qui ne perd jamais sa délicatesse. Si l’intrigue qui l’entoure n’a pas grand-chose à apporter au véritable propos du film, le lien qui l’unit à l’automne de sa vie à une femme qui communie avec lui au quotidien permet à Juliette Binoche de se mettre au diapason d’une présence solaire, indispensable et bienveillante.


Au-delà des concours, du fameux pot-au-feu et d’un drame incontournable, La Passion de Dodin-Bouffant est un film qui s’inscrit dans la durée : alors que certains motifs s’étiolent, l’éveil des sens qu’il aura su orchestrer reste en bouche, et accompagnera longtemps un spectateur initié à son tour, ne pouvant oublier cette saveur à nulle autre pareille.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
8
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le 8 nov. 2023

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Sergent_Pepper

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