Abel Gance, toutes considérations chronologiques mises de côté, pourrait constituer avec son impressionnante fresque de 7 heures La Roue une sorte de chaînon manquant, un trait d'union entre le cinéma soviétique des années 20 et 30 (pour toute sa puissance expérimentale et symbolique) et le cinéma français des années 30 (dans la veine du réalisme poétique). Sauf que l'on est ici à l'orée des années 20, et que le protagoniste n'est pas Jean Gabin dans le rôle de Jacques Lantier du côté de Zola mais Séverin-Mars dans le rôle d'un mécanicien ferroviaire nommé Sisif au cœur d'un mélodrame familial qui diffusera son venin mélancolique jusqu'à la toute dernière image.


La pellicule semble être pour Gance un incroyable terrain de jeu, notamment au cours de la première partie, au sein duquel il expérimente follement. Avec une multitude d'effets d'ouverture, de colorisations et de surimpressions variées, le portrait de Sisif qu'il brosse en l'espace de quelques dizaines de minutes ne peut laisser indifférent. Le nœud de la tragédie se formera dès les premiers instants, suite à un accident de train et à la découverte d'une jeune orpheline que Sisif élèvera comme une fille aux côtés de son propre fils. Les envolées lyriques, l'exaltation des sentiments, et les accès d’expressionnisme (qui peuvent évoquer en germes un certain cinéma allemand) font de ce premier temps un ancrage très marquant. La prestance de Séverin-Mars n'y est pas étrangère, tant l'acteur dégage quelque chose de très fort et singulier, avec son visage buriné et son regard intimidant, dans la lignée de son interprétation dans J'accuse — un film qui se livrait déjà trois ans auparavant à une série d'expérimentations graphiques renversantes. Il me semble qu'on peut difficilement nier la modernité des graphismes et de la narration chez Gance.


On le comprend très vite lorsque Sisif recueille l'orpheline : en déposant Norma dans le même lit qu'Elie, la matrice de la tragédie amoureuse est déjà annoncée. De ce point de vue, La Roue développe un tissu dense de complications passionnelles autour de la thématique de l'inceste. Les frontières entre différents types d'amours seront régulièrement franchies, et de ces antagonismes sous-jacents naîtront toute une série de tourments qui donneront au film différentes couleurs, différents rythmes, différentes atmosphères, avec chacune son propre univers cinématographique : la diversité en termes de techniques de narration et de procédés de mise en scène impressionne, et permet une alternance parfois folle entre montage accéléré très suggestif et long plans purement descriptifs. Et dans cette apparence profondément protéiforme, La Roue parvient à conserver une unité très appréciable sur la durée, bien au-delà du symbole de la roue du destin qui ne s'arrête pas de routourner en connectant les êtres du bout de ses rayons.


Des chemins de fer de Nice, la dernière époque déplace l'action vers les décors montagnards du Mont Blanc (Gance fit démolir la gare du funiculaire et déplacer des poteaux électriques), au magnifique col de Voza situé un peu en-dessous des deux mille mètres d'altitude. Si le film prend de la hauteur, Gance se garde bien de modifier la perspective très intimiste : la fin de la trajectoire se négocie dans une très belle continuité, en suivant l'évolution de chacun des trois personnages principaux, chacun souffrant d'une forme de solitude, persécuté par ses secrets ou ses sentiments. À mesure que Sisif s'enfonce dans la cécité, le mélodrame prend le pas sur la démonstration de force technique et les espaces alpins (autant que les intérieurs composés avec une incroyable minutie) confèrent à certains temps fort une ampleur émotionnelle renversante. Le temps a fait son œuvre, les couples se sont à demi faits puis totalement défaits, et les cœurs meurtris ont cicatrisé dans la neige éternelle des glaciers.


Et tout plein de vieux photogrammes sélectionnés avec soin : http://je-mattarde.com/index.php?post/La-Roue-de-Abel-Gance-1923

Morrinson
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les bons vieux longs films, Les jalons temporels de ma culture cinématographique, Pépites méconnues - Films, Mon cinéma muet et Top films 1923

Créée

le 23 janv. 2020

Critique lue 589 fois

10 j'aime

8 commentaires

Morrinson

Écrit par

Critique lue 589 fois

10
8

D'autres avis sur La Roue

La Roue
abscondita
8

« Sous mon masque de suie, elle ne peut voir ma souffrance »

La Roue, c’est un récit de 4h30 d’une immense tragédie. Dès le départ nous savons que l’histoire qui va suivre sera sombre. Le film s’ouvre sur cette citation de Victor Hugo « Je sais que la...

le 31 mars 2022

11 j'aime

7

La Roue
Morrinson
8

De l'acier aux glaciers

Abel Gance, toutes considérations chronologiques mises de côté, pourrait constituer avec son impressionnante fresque de 7 heures La Roue une sorte de chaînon manquant, un trait d'union entre le...

le 23 janv. 2020

10 j'aime

8

La Roue
busterlewis
9

Nos émotions sur grand écran

Le titre est simple et pourtant l'entreprise est vaste, considérable et périlleuse, mais surtout le thème est universel. A croire que les plus grandes oeuvres ne parlent que de nous et ne veulent...

le 11 juin 2014

10 j'aime

1

Du même critique

Boyhood
Morrinson
5

Boyhood, chronique d'une désillusion

Ceci n'est pas vraiment une critique, mais je n'ai pas trouvé le bouton "Écrire la chronique d'une désillusion" sur SC. Une question me hante depuis que les lumières se sont rallumées. Comment...

le 20 juil. 2014

142 j'aime

54

Birdman
Morrinson
5

Batman, évidemment

"Birdman", le film sur cet acteur en pleine rédemption à Broadway, des années après la gloire du super-héros qu'il incarnait, n'est pas si mal. Il ose, il expérimente, il questionne, pas toujours...

le 10 janv. 2015

138 j'aime

21

Her
Morrinson
9

Her

Her est un film américain réalisé par Spike Jonze, sorti aux États-Unis en 2013 et prévu en France pour le 19 mars 2014. Plutôt que de définir cette œuvre comme une "comédie de science-fiction", je...

le 8 mars 2014

125 j'aime

11