Il m'aura fallu un peu de temps pour encaisser le coup, groggy que j'étais après que le mot "fin" fit son apparition à l'écran... De toute évidence, il y avait bien longtemps qu'un film ne m'avait pas fait cet effet, un mélodrame de surcroît. C'est seulement au bout de quelques secondes, de quelques minutes, à moins que ce soit au bout de quelques heures (je ne saurais le dire avec exactitude) que mon esprit commença enfin à se réveiller pour me tirer du triste état qu'une péloche de plus de 70 ans d'âge venait de me plonger. Waterloo Bridge, summum du classicisme hollywoodien et digne représentant d'une époque où le mélodrame avait encore ses lettres de noblesse, est de ces films que l'on n'oublie pas. Car si l'émotion est aujourd'hui retombée, nul doute que le visage sombre de Robert Taylor, le regard si mélancolique de Vivien Leigh et les images de cette valse qui se prolonge dans la pénombre au son de "Auld Land Syne", sont partis pour me hanter encore longtemps.




Basé sur la pièce de Robert Sherwood (qui avait déjà accouché d'une autre version en 1931), le film de Mervyn LeRoy nous conte l'histoire classique de l'amour impossible de la plus belle des façons. Il inscrit son œuvre dans la ligne directe des mélodrames raffinés du Hollywood des années 40, tout en faisant élégamment osciller son histoire entre le grave et le léger, entre l'espoir et le désespoir, entre rêve et désillusion... Car c'est bien de cela qu'il s'agit, du destin tragique d'un homme qui a perdu son cœur sur un pont, lui-même perdu entre deux rives !




Roy Cronin, officier écossais respecté et admiré, doit rejoindre le front où la guerre fait rage. Partir pour risquer sa vie n'est pas un problème pour celui qui est persuadé d'avoir perdu l'essentiel, l'amour de sa vie, il y a bien longtemps déjà ! Sur le pont de Waterloo, édifice symbolique qui relie deux époques, notre homme se souvient de son histoire d'amour avec Myra.




L'intelligence de Mervyn LeRoy est d'inscrire son récit dans le cadre du souvenir, invitant le spectateur à une danse particulière où il va côtoyer aussi bien le bonheur que la tristesse... Cette élégante alternance, ce pas de deux parfaitement exécuté, va lui permettre d'éviter de tomber dans les écueils du sentimentalisme ou du pathos.



Ainsi, la première partie nous fait goûter au bonheur... Mais pas d'une manière excessive, non, LeRoy dosant suffisamment ses effets pour que l'on en ait seulement la saveur à la bouche. L'histoire entre Roy et Myra nous apparaît alors comme un rêve éveillé : les événements se succèdent frénétiquement, le cadre est lumineux et accueillant, on visite des lieux symbolisant le raffinement... Bref, le début de l'histoire, à l'ambiance doucement féerique, s'inscrit dans le cadre des plus belles romances. Mais sans que l'on y prête véritablement attention, le cinéaste entame déjà un autre mouvement qui va nous entraîner vers la désillusion. Là aussi, tout est affaire de dosage. Tout d'abord, cette désillusion va gagner le récit par petite touche, toujours en étant légitimée par l'histoire, rendant de la sorte les événements parfaitement crédibles. Le drame apparaît ainsi progressivement, en étant illustré par des faits pour le moins anodins : c'est le mariage qui est reporté, c'est la rencontre entre Myra et la mère de Roy qui tourne mal, etc. Et puis il y a le visuel qui se modifie, l'esthétisme devient plus glaçant pour mieux relayer les angoisses de Myra, l'obscurité se fait de plus en plus prégnante à l'écran, rendant la capitale Britannique oppressante et isolant nos amoureux perdus. Si la Grande Guerre sert de cadre à l'histoire, le vrai drame qui se dessine progressivement sous nos yeux est bel et bien intime, ce qui le rend d'autant plus touchant et bouleversant.



La force du film ne réside pas uniquement dans le savoir-faire de son réalisateur, car on ne peut nier l'apport considérable des interprètes principaux : Robert Taylor brille par son jeu tout en justesse, quant à Vivien Leigh, elle tient ici l'un de ses plus beaux rôles, tout en nuances et en émotion.



Waterloo Bridge se termine bien évidemment sur ce pont des soupirs où Roy quitte ses souvenirs empreints de nostalgie pour aller vers un futur incertain, nous laissant finalement seul, entre deux rives, partagé entre la délicate poésie des images et l'infime tristesse du long métrage.

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le 18 août 2023

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