"On se disait qu’on arrachait les scènes de la terre. Tout le travail était pris dans cette question-là : arracher des blocs de sensations, d’affects […] C’est comme une météorologie fragile […] Je travaille beaucoup sur des questions d’intensité, de flux, d’énergie, de lignes". Voilà comment Philippe Grandrieux, à l’époque où La vie nouvelle sortait sur les écrans, c’était en novembre 2002, défendait son travail et son nouveau film, alors pas mal descendu, mais vénéré aussi par quelques-uns, dans les pages des Inrocks. Après le choc Sombre quatre ans plus tôt qui, à sa façon, bouscula le petit sérail pépère du cinéma français, Grandrieux revenait avec une œuvre encore plus radicale et alors sans équivalent, totale dans ses multiples possibilités esthétiques.


"Radicale", le mot pour une fois n’est pas galvaudé, et La vie nouvelle le fait sien dans la mesure où il se déploie au-delà de toute linéarité, de toute psychologie et de toute morale, redéfinissant la notion de lecture et de picturalité cinématographiques par rapport à une vision du monde qui n’est plus explicitée, ou même simplement montrée, mais endurée, traversée d’une déréliction des sens. S’inscrivant dans un cadre purement expérimental, le cinéma de Grandrieux, et La vie nouvelle en particulier, tend précisément à s’ouvrir sur un caractère de recherche permanente, sur de nouvelles formes de narration qui passeraient surtout, avant tout, par l’image et par les sons (incroyable partition musicale du groupe Étant donnés), et non plus par un scénario métamorphosé ici en dissolution mentale.


Il y a bien un semblant d’histoire, des intentions, des lignes écrites par Grandrieux et Éric Vuillard, états d’âmes, impressions de pulsions, ambiances, histoire de corps, d’exploitation des corps, de combines, de sainte prostituée au visage de la Mouglalis, d’amour fou, d’amour à mort évidemment, d’un pays ravagé à l’Est, du fracas qui nous entoure, mais globalement on n’en a que des bribes et globalement on s’en fout. La prise de risque d’une telle démarche, d’abord accueillie avec enthousiasme, puis plus tard avec réserve, oblige à un repli intérieur, à un conditionnement particulier : tapi dans l’obscurité, grand écran, son à fond, détaché de tout et de nos habitudes.


Regarder La vie nouvelle, c’est lâcher prise, c’est ressentir dans les tripes, c’est se prendre des décharges, de l’extase dans les yeux. Les contorsions formelles inventées par Grandrieux, davantage metteur en sens que metteur en scène, transforment son film en une espèce de magma, de transe en continu, d’expérience physique, ou organique, ou métaphysique, ou artistique, qu’importe, qui fascine, et longtemps après encore. Grandrieux est un mercenaire, désormais snobé en France par la presse généraliste, mais adulé ailleurs, qui envisage à l’instinct tout ce que le cinéma de la normalité rejette communément.


Raréfaction des dialogues réduits à des modulations primitives, et des bourdonnements, des souffles, des grondements, des cris tout autour ; beauté du flou, sublimé comme rarement ; incandescence du noir comme des failles s'ouvrant sur un inframonde ; sous-expositions et contre-jours audacieux ; cadre vacillant, frémissant beaucoup ; arrachements tacites à la réalité (voir l’hallucinante scène filmée en caméra thermique, qui rappellera le porno expérimental de Jacob Pander et Marne Lucas)… Tout ça, ça donne forcément autre chose, un truc qu’on n’avait pas vraiment vu avant. C’est un cinéma "sauvage", sans doute difficile d’accès car débarrassé de tous les repères d’un cinéma certes plus accessible, mais rebattu, et que Grandrieux fuit comme la peste, lui qui a besoin de mystère et d’accidents, de synergies et de vibrations, et qui explique que "le cinéma est ridicule dans cette besogne d’assemblage, de saturation de l’espace. Quelque chose d’autre arrive qui fait que je tourne, je ne sais pas quoi, sinon je ne ferais plus de films".


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mymp
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le 10 mars 2021

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