J'ai découvert La ville est tranquille à sa sortie. J'avais vingt et un ans ; j'étais un jeune et fringuant étudiant. Nous venions tout juste d'entrer dans le nouveau millénaire. Le monde était euphorique ; nous étions enfin parvenus à la fin de l'Histoire qu'avait prophétisée un certain Fukuyama quelques années plus tôt. Plus rien ne pourrait dès lors entraver la marche inéluctable du monde libre, du marché triomphant et de la mondialisation heureuse.


Et puis, Guédiguian décidait de gâcher la fête avec son pessimisme et sa noirceur. Guédiguian faisait sienne la célèbre phrase de Gramsci : "Le vieux monde se meurt, et le nouveau est lent à apparaître ; dans cet inter-règne apparaissent les monstres". Le cinéaste nous mettait explicitement en garde : le vieux monde était en train de mourir, indubitablement, mais le nouveau monde, si séduisant en apparence, se construirait sur les ruines fumantes d'une classe ouvrière sacrifiée qui emporterait dans sa chute notre humanité. Leurs fantômes allaient nous hanter durablement...


Revoir La ville est tranquille vingt ans plus tard fut un choc presque plus terrible que la première fois. Guédiguian avait vu juste, terriblement juste et j'ai été profondément troublé par le caractère visionnaire de ce film. En premier lieu, la lente agonie du syndicalisme et de la gauche de transformation, l'arrivée de Le Pen au second tour un certain 21 avril 2002, et, d'une certaine manière, le 11 septembre qui allait vraiment faire entrer le monde dans le 21ème siècle. Mais surtout, Guédiguian annonçait l'anomie généralisée d'une classe populaire condamnée au chacun pour soi, à la trahison et à l'autodestruction. A l'inverse, il anticipait le retour du refoulé ultra-réactionnaire maquillé en art de vivre chez une petite bourgeoisie décomplexée ...


C'est sûrement le film le plus noir de Guédiguian, avec Ki lo Sa ? . Plus encore, le cinéaste, entend bousculer les frontières morales : peut-on tuer par amour ? ou aimer par haine ? Questions vertigineuses.


Dans ce film choral, la troupe d'acteurs de Guédiguian incarne des morts-vivants en quête d'une humanité. Or, seule la mort est libératrice, semble nous dire en substance le cinéaste. Car c'est le seul et unique aiguillon qui nous force de vivre et à agir tant que nous sommes sur terre. Et, au bout du compte, changer le monde.


Ce film n'a pas fini de me hanter.

Samfarg
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le 11 juin 2021

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