Après en avoir étudié différentes formes masculines, de l’urgente spontanéité réactive à la violence pure, irrépressible, en passant par un extrême sadisme, lent et minutieusement élaboré, Chan-Wook Park s’attaque, pour le dernier volet de sa Trilogie de la Vengeance, à l’application vengeresse d’un personnage féminin, et termine son auscultation des implications et des conséquences de ces urgences malsaines à assouvir dans un long-métrage toujours graphiquement très maniéré,



hypnose suspendue,



autour d’un scénario complexe à tiroirs multiples qui garde encore essentiel le contraste poétique nécessaire à l’équilibre de contrepoint face à l’obsession brute qui meut ses personnages.


Entre sensualité dentelée et écoulements chirurgicaux, le très beau générique d’ouverture de Sympathy for Lady Vengeance laisse le sang, rouge profond, s’épancher lentement, épais et poisseux, sur un blanc d’innocence éclatant, et annonce la couleur mélancolique sans aucun espoir d’absolution qui sera celle du récit à venir.
Geum-Ja sort de treize longues années de prison pour le meurtre d’un jeune garçon. Piégée par le véritable assassin dont elle n’était que la complice, elle a écopé d’une peine qu’elle ne méritait que partiellement, et a dû abandonner son bébé. Patiemment, sainte au sein de l’enfer carcéral, elle a attendu le jour de sa libération pour entreprendre de retrouver le meurtrier et assouvir ce profond désir de vengeance qu’elle a muri et qui l’a gardée en vie toutes ces années, qui lui a évité de sombrer dans la folie.



Derrière ce visage diabolique se cache un ange.


Chan-Wook Park évoque le pouvoir des mots, déjà base narrative d'Old Boy, pour marquer le premier échelon, vicieux parce que vicié, d’humanité. C’est un récit double alors qui s’opère. Pas comme ceux des précédents opus où chaque fois, deux hommes entremêlaient leurs pulsions destructrices, mais autour d’un seul personnage aux identités troubles. Le réalisateur joue de cette



narration parallèle



pour suivre dans les mêmes élans du récit la respiration de Geum-Ja – sa sortie de prison et sa lente réhabilitation – et son apnée – son malheureux séjour d’isolement relatif et les quelques épisodes de son passé qui l’y ont menée. Deux jeunes femmes cohabitent ainsi tout au long du récit : celle encore innocente qui subit aussi dignement que possible la punition pour préserver l’avenir d’une enfant innocente, et l’autre assoiffée de vengeance, stricte, déterminée, impossible à arrêter. Habitée par un animal intime qu’elle croit pouvoir dompter ultérieurement. L’auteur met ainsi en lumière une force de caractère féminine que ses personnages masculins n’ont pas : Geum-Ja paraît investie d’une mission dans laquelle elle s’absente le temps qu’il faut pour mieux préserver cette humanité qu’elle réserve pour un futur retour à la normale quand aucun des personnages centraux de Sympathy for Mr Vengeance ou d’Old Boy n’y songeait un instant : les quatre se laissaient ronger par leur désir de vengeance, les quatre y abandonnaient les derniers soubresauts d’humanité que la douleur avait épargnés, en vain, pour accomplir et mourir dans le même geste. Paradoxalement, humainement finalement, la compassion naît autant de ces abandons masculins que de cette



intense résistance féminine.



Le choix judicieux de ce récit alterné offre à Chan-Wook Park toute la liberté graphique nécessaire au cisèlement de l’image : jaunie, salie de rayures et de poussières lors de flashbacks lointains, jeu sur la matière, et ultra graphisme d’une propreté presque immaculée si n’étaient les flots sanguins de rage aveugle, pour le fil du présent. L’esthétique particulière du réalisateur y prend de nouveau ces



allures poétiques et hypnotiques



qui font l’impact puissant des œuvres du cinéaste, dans un découpage lent et minutieux qui sait prendre le temps d’exposer une à une les innombrables couches de l’histoire complexe de son héroïne. Il sacralise ici la dévotion intime de Geum-Ja, cette vengeance murie, longuement réfléchie, qui s’apparente à une prière rituelle de purification : la femme invoque une insensible possession pour tenter de s’assurer autant que possible de l’exécution froide de son plan. D’assumer sans s’y laisser happer le dangereux glissement vers la bête pour espérer retrouver l’insouciante légèreté de l’innocence.
Tout, évidemment, ne se déroulera pas comme elle le souhaiterait.



Il faut savoir que personne n’est parfait dans la vie, madame.



Dans un final collectif inattendu, l’auteur condense



une collection de frustrations, de rages et de désespoirs



pour survoler intensément le catalogue de la radicalité humaine, illustre combien la vengeance se déguste froidement dans une symphonie des efficacités de l’âge : la vengeance se fait virus, contamine jusqu’aux âmes les plus faibles, les plus indécises, y raccroche les mensonges d’espoir que chacun se murmure au-delà des convictions pour des portes de sorties bancales. Le groupe à l’œuvre, déchiré de pertes profondes et douloureuses, se resocialise dans l’horreur et dans l’effroi sous la baguette lâche de Geum-Ja, chef d’orchestre incertain, dépassée par ses propres écueils, en retrait sur le portrait de famille.
Tout réside dans le souvenir : l’impossible oubli entraîne un impossible pardon.


Ultime tableau sous la neige, Chan-Wook Park clôt sa trilogie en peignant en un plan d’anthologie, chef-d’œuvre pictural conclusif, le sacrifice christique inutile d’une vie au détriment d’un bonheur pourtant à portée de main : certes les manigances s’effacent doucement sous les épais flocons d’une prochaine hibernation, pas les traces profondes qui ont intimement façonné trop longtemps la rancœur et la haine, pourrissant irrémédiablement le cœur de cette femme malgré ses vaines tentatives de préservation :



l’horreur ne se digère jamais.



La vengeance est un chemin sans retour.


Coups de maître que cette Trilogie de la Vengeance : Chan-Wook Park expose en trois films un style particulier, où l’essence graphique sublime le rythme hypnotique du récit. Trois films entre coup de poing et contemplation sourde pour de nombreux parcours de la violence intime, des ravages intérieurs autant qu’extérieurs de la vengeance. Trois œuvres puissantes parce que fascinantes, lentes narrations hypnotiques qui ne s’embarrassent d’aucun détour pour sublimer l’abandon volontaire des hommes à l’animalité ancrée qui ressurgit là où la douleur a détruit les socles émotifs de l’humanité.
Si ce dernier opus n’est pas le plus percutant, renouant magnifiquement avec le rythme suspendu de Sympathy for Mr Vengeance, il apporte au triptyque une nouvelle dimension en tentant de relativiser le poids de l’acte sur une conscience qui ne s’abandonne pas totalement à son obsession mais cherche à la relier à son quotidien, à un avenir possible. Le constat reste aussi sombre cependant, au terme de son parcours, le vengeur, qu’il ait tenté d’y résister ou non, abandonne quoi qu’il arrive une part de son innocence initiale quand la conscience de sa bestialité se révèle enfin. Après s’être plongé dans les symphonies chaotiques de sauvages bestialités à la surface consciente de l’homme, Chan-Wook Park explore ici les méandres conscients de l’abandon relatif, le vain combat de la nature sociale contre l’essence animale.



Fresque contemplative de l’impossible cohabitation de la bête et de l’esprit,



peinture fascinante des horreurs envisageables dans les alcôves intimes de la morale civilisatrice, il y a dans Sympathy for Lady Vengeance toute la singularité du cinéma d’équilibriste de Chan-Wook Park, cette attention particulière de l’ambiance, du réalisme contemporain témoin d’une époque autant que d’un système, qui balance contrebalance l’animalité initiale de l’homme.
Cette barbare soif qui ne peut s’assouvir que dans les élans de l’instinct primal.
Qui ne peut que laisser un âcre goût d’acier,



impossible à jamais digérer.


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le 31 janv. 2017

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