J'ai vu ce documentaire lors de sa première diffusion à la télévision à la fin des années 90 dans l'émission Un siècle d'écrivains. Je ne connaissais pas, à l'époque, Lovecraft et son oeuvre. Cela ne m'a pas empêché d'être fasciné par ce film. Des années plus tard (probablement 8 ou 9), toujours hanté par le souvenir de cet étrange et unique objet, j'ai cherché à le revoir. Entre temps, je m'étais familiarisé avec le mythe de Cthulu et les autres grands textes de Lovecraft. C'est donc avec un autre œil que je l'ai revu. Avec d'avantage d'a priori. Et à nouveau la magie a opéré. Et c'est là la force de cette oeuvre. Que l'on soit aficionado ou non, elle fait mouche. Elle donne envie de lire Lovecraft à ceux qui ne le connaissent pas et de le relire à ceux qui l'aiment déjà.
A la base de ce documentaire, il y a le meilleur texte de Michel Houellebecq ; une "mythographie" de Lovecraft dont le titre est d'une rare puissance : Contre le monde, contre la vie. Pierre Trividic choisit d'écrire un film sur ce Lovecraft vu par Houellebecq. C'est un choix d'auteur. Un auteur de film qui partage la vision d'un auteur de roman. Est-ce la vérité pure ou une version sujette à discussion ? Cela ne nous intéresse pas. L'art n'a pas besoin de la vérité pour exister et c'est bien d'art qu'il s'agit ici. A charge après, à ceux qui veulent en savoir plus, d'effectuer leur propres recherches, d'essayer de voir d'autres facettes de Lovecraft, de lire sa correspondance. Ce documentaire biographique n'est pas à juger à l'aune de la véracité.
Comment le juger alors ? Comme un film. Ce qu'il est. Et à ce titre, il est splendide. Superbement écrit, il reprend la structure de l'Affaire Charles Dexter Ward, chaque partie empruntant son titre à celles de ce chef-d'oeuvre du reclus de Providence. Pour Trividic, Lovecraft, c'est Ward. La voix off s'adresse à l'écrivain lui-même, lui raconte sa propre histoire. Celle d'un enfant pas comme les autres qui grandira pour devenir un adulte toujours aussi différent de ses semblables. Un écrivain brillant, inventeur d'un genre à part entière, mais qui ne connaîtra jamais le succès. Le texte, très juste et magnifiquement dit par Jean-Pierre Soussigne, est entremêlé de citations de certaines nouvelles. Une voix anglaise est alors couverte par la voix française, comme si c'était Lovecraft en personne qui nous lisait ces passages. Car on ne parle pas que de l'écrivain, on évoque aussi l'oeuvre.
Pour illustrer le texte, un mélange de plans tournés dans un vieil appartement, d'images d'archives, d'ombres chinoises et de collages fait des miracles. Tour à tour, grâce à ce mélange, le film nous plonge dans l'époque qui fut celle vécue par l'auteur et dans une ambiance pesante et poisseuse qui rappelle celle de ses meilleurs travaux. La musique est sublime aussi. Notamment celle de Wojciech Kilar, issue du Dracula de Coppola. Tout au long du film, l'alchimie est parfaite entre musique, images et texte. Jusqu'à un épilogue poignant qui dépeint Lovecraft sur son lit de mort, enfin pénétré par une vérité qu'il a passé sa vie à ignorer, alors même qu'elle était contenue dans ses livres. Tout est beau. Tout est juste.
La fascination qu'on peut éprouver pour l'oeuvre si atypique de Lovecraft est souvent difficile à justifier. Ses livres sont pour moi des livres de chevets qui m'accompagnent depuis plus de quinze ans et dans lesquels je me replonge sans cesse. Il en va de même pour ce film captivant. J'y pense souvent. Des phrases marquantes m'en reviennent. Et je le regarde avec un plaisir toujours intact.