L’un des éléments majeurs concernant Le Cuirassé Potemkine, film à la postérité inestimable, c’est le contexte dans lequel il a été réalisé. Celui-ci a été commandé par la Commission d’Etat russe en 1925 pour célébrer le vingtième anniversaire de la Révolution de 1905, premier mouvement de révolte mené par le peuple russe contre le régime tsariste. Le régime montrait des signes de faiblesse qui ont favorisé l’ascension de mouvements d’opposition, ce qui a incité le régime à être plus répressif. Eisenstein avait donc pour but de scénariser et adapter au cinéma la symbolique insurrection du cuirassé Potemkine de 1905. C’est donc un an après la mort de Lénine, en 1925, en pleine mise en place de la nouvelle politique économique, que ce film va être réalisé pour encenser le parti au pouvoir. Mais Le Cuirassé Potemkine est bien plus qu’un simple film de propagande.


Le film est, dans sa motivation première, un film de propagande ou, pour être plus juste dans la dénomination, un film de commande demandé par le parti. Il vient notamment rendre hommage aux mouvements de révolte qui ont été à l’origine de la chute du régime tsariste. Néanmoins, le cinéma permet plus de libertés et Eisenstein a décidé de mettre tout son talent à profit dans cette voie. Car Le Cuirassé Potemkine n’est pas qu’un film sur la révolution et la lutte des classes, c’est une oeuvre d’une richesse cinématographique impressionnante. S’il y a donc, évidemment, une idéologie clairement prônée dans ce film, il s’agit surtout de s’intéresser au cinéma lui-même, qui est sans aucun doute la principale raison ayant permis au film d’Eisenstein d’être aussi reconnu et important dans l’histoire du septième art.


Eisenstein était connu pour sa vision particulière de l’art cinématographique, basée sur le rôle du montage, considéré comme étant le véritable langage du cinéma, son essence. C’est une vision qui fut nourrie par les cinéastes russes au cours des années 20, notamment par Eisenstein lui-même, Koulechov ou encore Vertov. Le cinéaste, qui réalise ici son second long-métrage après La Grève (1925), vient mettre en application ces théories. Il le faisait déjà dans son premier film, et Le Cuirassé Potemkine est l’occasion pour lui de pousser l’exercice encore plus loin. Il y a, tout d’abord, une exploitation du montage visant à donner du rythme au métrage. C’est un jeu, notamment, avec un montage dit « métrique », caractérisant la cadence à laquelle s’enchaînent les plans, et un montage dit « rythmique », basé sur l’action se déroulant au sein-même d’un plan. Lors des scènes de révolte ou d’insurrection, les plans s’enchaînent très vite, à un rythme relativement inhabituel pour l’époque, insufflant une véritable force et une nervosité contagieuse dans le métrage, pour que se transmette l’esprit de révolte ici filmé.


Le cinéaste accorde beaucoup d’importance aux gros plans (une constante dans son cinéma), s’attardant sur les expressions, faisant défiler les visages et montrant souvent des personnages ou une foule agitée pour rajouter du mouvement et insuffler un niveau de rythme supplémentaire dans la composition de ses plans, en plus de la manière dont ils s’enchaînent. C’est aussi un cinéma motivé par une volonté de faire communiquer les images entre elles, dans l’idée suprême de « montage intellectuel » prônée par les cinéastes russes de l’époque. C’est, par exemple, un plan d’un homme jeté à l’eau auquel succède le plan d’une bouée encore accrochée. Ou bien, autrement, un autre plan d’un homme jeté par dessus bord, auquel succède un plan où l’on voit une paire de lunettes accrochée, et, ensuite, un plan du morceau de viande avariée attaquée par les vers. Le spectateur comprend alors que l’homme en question était le médecin de bord, qui niait que des vers attaquaient la viande, et que les matelots avaient pris leur revanche. Autour de tout cela, Eisenstein filme régulièrement les éléments de décor, pour toujours bien situer son récit, construire le décor grâce au montage, et intégrer le film dans une réalité palpable et identifiable.


A la prouesse cinématographique peut donc, grâce à la force des images, s’associer le discours idéologique, porté par l’illustration de cette lutte des classes, entre officiers et matelots, ce sacrifice donnant lieu à une sorte de parabole christique, à l'origine d’immenses processions, ou, bien sûr, l’inoubliable scène des escaliers d’Odessa, avec cette image d’une répression venant du haut, repoussant le peuple vers le bas pour l’écraser. Le Cuirassé Potemkine est un film qui a été fait pour rendre la parole au peuple, et pour glorifier une révolution qui allait durablement marquer le pays. C’est l’image d’une lutte pour des convictions, pour les matelots, pour le parti, mais aussi et surtout pour Eisenstein, et ses propres convictions à propos du cinéma. Car tout le cinéma est présent dans Le Cuirassé Potemkine, il transpire, il saigne et il explose, dans l’embrasement de son essence.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 18 nov. 2014

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