Premier plan d’ouverture : une femme se faisant habiller par ses servantes d’une robe noire, la caméra de Ridley Scott la filmant de dos avec pudeur et avec une forme d’austérité visuelle et musicale annoncé par la musique d’Harry Gregson Williams. Après une transition classieuse en fondu enchaîné sur le vitrail de la pièce, une date apparaît ensuite devant un Paris du 14ème Siècle, le 29 décembre 1386, date symbolisant le dernier duel Judiciaire en France ou le jugement de Dieu serait d’actualité et déciderait du vainqueur du combat qui s’annonce. Nous voyons alors Jean de la Carrouges et Jacques le Gris se faire vêtir petit à petit de leur armure à l’aube d’un duel à mort, tandis que la jeune femme est enveloppée d’une robe noire : si les hommes ont une armure au sens propre du terme, la jeune femme au centre des intentions porte sa robe de la même manière. Ce n’est pas par les armes blanches ni sur un champ de bataille qu’elle se bat, mais par sa volonté de briser le silence et pour préserver ce qui lui reste de dignité face aux instances de l’époque.


Cela faisait 3 ans qu’on n’avait plus eu un grand cinéaste populaire parmi les seniors qui se donnaient un petit coup de boost pour deux réalisations sortant la même année. Steven Spielberg proposait Pentagon Papers et Ready Player One en 2018 tandis qu’en 2017 Ridley Scott revenait à la saga Alien avant d’enchaîner sur un film biographique pour les cérémonies officielles, et cette année le réalisateur britannique reprend le relais avec un film de grande ampleur et un nouveau biopic dramatique.


Le Dernier Duel est un événement dans le sens ou non seulement il signe un retour au film historique pour son réalisateur, il symbolise aussi les retrouvailles entre Matt Damon et Ben Affleck au scénario. Soit 24 ans après avoir co-écrit celui du magnifique Will Hunting mis en image par Gus Van Sant. D’autant qu’ici Le Dernier Duel se vend énormément sur l’inspiration la plus citée par les premiers spectateurs au point ou ça risque de devenir éculée pour beaucoup avant l’heure : celle du fameux Rashômon d’Akira Kurosawa ou les points de vues sur un viol et un meurtre se confrontaient entre la femme abusée, le bandit et l’époux défunt jusqu’au point de chute.


Les débuts, ici, se montre plus balbutiant lorsqu’on débute avec le point de vue de l’écuyer normand Jean de Carrouges lors d’une bataille montrée de façon très graphique sur la violence mais trop brève pour que l’impact soit viscéral. L’exposition du futur chevalier normand souffre d’une maladresse de découpage évidente entre scénettes semblant survolés, notamment lors des scènes de batailles certes très impressionnantes par la retranscription de leur violence mais finalement assez anecdotique, sans oublier son amitié avec l’écuyer de la cour Jacques le Gris qui manque d’évidence. Les cuts se ressentent comme s’il manquait un morceau de séquence, il y a même une transition temporelle très confuse


(entre l’allégeance au Comte Pierre II d’Alençon et le passage de Jacques au domaine des Carrouges)


et on a du mal à sortir du flou. Au mieux on voit leur relation comme cordiale et honorable, au pire on se vexe de ne voir là qu’un rapport formel entre les deux écuyers… du moins pendant ce premier tiers qui s’arrange avec l’introduction de Marguerite.


Passé la vision de Carrouges sur ces 16 ans entre la bataille de Limoges et le duel du 29 décembre 1386, tout va prendre une tournure générale plus vicieuse, plus crue dans le texte, avec une duplicité dans les 2 premières visions dont l’aboutissement ira plus loin qu’un simple plaidoyer montré dans les bandes annonces. Homme de culture s’illustrant plus dans les coulisses des nobles que sur le champ de bataille, le point de vue de Jacques le Gris surprend par le fait


qu’il ne cache pas son méfait dans sa vision des événements mais se le représente comme un acte charnel ou il implique Marguerite dans sa culpabilité et les conséquences d’un aveu.


C’est là que Le Dernier Duel montre sa plus grande force et d’où il réussit à tirer ses autres qualités de fond comme de forme : aucun de ces témoignages n’est mensonger, seule la perception et le ressenti des événements par chacun des 3 personnages varient avec des ajouts de scénettes et des nuances ici et là. Carrouges se voit comme le chevalier blanc et l’époux aimant et le juste de cette sale affaire mais il est cannibalisé par son orgueil et son avidité de reconnaissance et de postérité pour ne pas dire sa jalousie destructrice, Jacques agit en connaissance de cause mais montre une lâcheté exécrable


en invoquant la confession auprès de l’Eglise et la nature violente de Carrouges pour vivre en toute impunité et s’ôter le poids d'un crime qu’il mérite de porter


, et dans tout cela on a la très empathique Marguerite avec un point de vue tout aussi véridique mais des faits plus crus et bien moins embelli par les deux hommes.


Là ou Le Dernier Duel pourra, justement, faire tiquer certains historiens et lancer le débat, c’est sur le fait de rendre Marguerite pleinement actrice de cette accusation en étant celle qui prend la parole en priorité et défiera l’ordre en place et les instances religieuses et judiciaires de l’époque. A ce jeu-là, Affleck et Damon ont choisi de prendre le parti de Marguerite mais selon moi à juste titre en s’appuyant sur la condition de la femme à l’époque et dans un contexte aussi trouble que la Guerre de cent ans (surtout que si on faisait des films historiques en se soumettant constamment à toutes les vérités, bien des films sortis auparavant ne seraient pas aussi bon et riche de propos).


A la fois plaidoyer contre une Eglise hypocrite et obscurantiste, c’est aussi une prise de parole importante à une époque ou le rôle de la femme était limité à la procréation, à la dot et la gestion du domaine en l’absence de l’époux ou le travail domestique et dans les champs. Encore plus quand celle-ci prend des allures de scandale indésirable et que ça souille tout ceux qui sont mêlés de près ou de loin, Marguerite la première devenant objet de mépris


y compris par son époux dont les motivations diffèrent de la sienne.


Par ailleurs tout ce poids ne tombe pas dans la surdose moralisante bas du front grâce à un équilibre fine entre des dialogues maîtrisés, et aussi à l’impact que tout cela confère au duel à mort puisqu’il n’est plus tant question de savoir si le crime sera reconnu comme tel ou comme un mensonge perpétré, ni même de savoir qui était en raison ou en tort durant les multiples différends entre Carrouges et Le Gris avant cela. Il est plus question pour eux de mettre les comptes à jour que ça soit pour sauver les apparences ou rester digne, surtout dans le cas de Marguerite dont le but est avant tout de se faire entendre quitte à bousculer les mœurs de l'époque. Ce droit à la parole pour une femme atteinte dans sa chair et son âme comme ici et la volonté requise pour la prendre, c’est toujours un sujet aussi délicat et actuel. La placer dans un contexte médiéval en abordant d’abord la vision masculine pour aboutir sur celle d’une femme refusant l’étouffement du système établi par l’Homme et souhaitant avant tout être entendu (en priorité), c’est très compliqué à gérer avec doigté. Mais cela fonctionne terriblement bien en ce qui me concerne, parce qu’il y a la question du point de vue de chacun et un sens bien loin du simpliste et redondant "gentille femmes contre méchants hommes orduriers" comme un mauvais film féministe tel que Les Suffragettes nous l’avait proposé.


D’autant que le rendu n’aurait pas été aussi époustouflant sans son casting de luxe. Scénaristes collaborateurs obliges, Matt Damon et Ben Affleck se placent une nouvelle fois ensemble devant la caméra. Le premier s’impose de manière grandiose en différant les variantes du personnage selon les 3 points de vue sans sombrer dans le grotesque ou l’excès, quant à Affleck il s’amuse tout simplement à prendre ce rôle de grosse enflure comme il lui vient. Adam Driver continue d’allonger la liste des grands cinéastes pour qui il joue, mais de tous c’est Jodie Comer qui tire son épingle du jeu et délivre la performance la plus bouleversante d’entre tous : sans tomber dans le larmoyant et en restant en accord avec la rudesse des décors et de la société masculine de l’époque.


Comptant sur ses collaborateurs de longue date, Le Dernier Duel n’a nullement à rougir des précédents travaux en matière de reconstitution esthétique et visuel : avec cette teinte bleutée qui caresse l’image en extérieure ainsi que la prédominance de l’hiver à chaque période, couplé avec les scènes d’intérieures tantôt plus chaudes en termes d’éclairage dans les demeures de la haute noblesse (la salle du trône de Paris ou se tient également le jugement de l’affaire du viol) ou le nouveau domaine de Jean de Carrouges souvent plus rude et froide à l’exception des moments intimes partagés entre Jean et Marguerite. Dariusz Wolski oblige, le rendu est renversant et Ridley Scott magnifie bien l’environnement à portée de caméra, en grande esthète et peintre à ses heures perdues qu’il est. Scott ne se concentre pas forcément sur la véracité historique (le vrai dernier duel judiciaire en France ayant eu lieu au 16ème Siècle) mais sur une concentration d’élément visuel et graphique qui donne toujours une véritable forme atmosphérique à ses films.


Parmi les collaborateurs de confiance, Harry Gregson-Williams ressort sa baguette d’orchestre à nouveau chez Scott pour une musique médiéval se dirigeant à divers moment vers le choeur sacré, l'instrumentation sentencieux et surtout le lyrique. Le tout pour un rendu très fructueux une fois de plus et surtout très réussie comme à son habitude, concentrant un peu plus l’impact visuel et le propos de cette reprise de Rashômon à la sauce médiévale.


On pourra venir me dire que je survends trop cette dernière sortie et que je rejoins le mouvement, qu’importe : à mes yeux il est bien loin d’être un simple pamphlet féminisant pour blaireaux ou une imitation d’un bijou du cinéma japonais. Par sa construction et déconstruction de ses rôles masculins, ses dénonciations vis-à-vis des instances et de leur hypocrisie ainsi que la place de la femme dans un contexte passé mise en miroir avec celle d’aujourd’hui, la performance tout en charisme de ses interprètes et sa brutalité textuelle et corporelle assumé, Le Dernier Duel témoigne d’une rencontre d’élément ayant su trouver une très bonne symbiose pour donner le meilleur de ce que Ridley Scott peut fournir. A compter parmi les films de cette année 2021.

Créée

le 14 oct. 2021

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