(contient des spoilers)

Le Goût des Autres est un film qui me subjugue toujours davantage à chaque fois je le visionne. Il est une forme de cinéma si pure, si complexe, et pourtant si simple, si nuancé, si intelligent, si drôle et si extraordinairement bien joué, que je voudrais, plutôt que lui rédiger une critique, lui consacrer une ode. Un hymne. Oui, carrément. J’ai beau avoir vu ce film peut-être une centaine de fois, chaque séquence m’emplit toujours de la même extase, quoiqu’en fait, non, c’est une extase toujours plus grande.

Le Goût des Autres est une œuvre si minutieuse, si millimétrée, si dense et bien ficelée, qu’elle laisse un gout ambivalent de simplicité et de complexité, pas seulement au moment des crédits, mais presque littéralement à chaque séquence. Le Goût des Autres est un labyrinthe des sentiments et des Hommes, et une fresque grandiose sur l’Homme moderne. C’est un incessant jeu de miroir. Je ne taris pas d’éloges sur ce film, car il emplit tous mes neurones de joie furieuse et pure. Chaque département qui a composé ce film est une merveille.

La séquence d’introduction du film donne le ton. Il se lance directement en plan-séquence de plusieurs minutes, avec mouvement de caméra et plusieurs discussions qui se succèdent. On a l’incessante sensation que rien n’a été rejoué et qu’il s’agit toujours de la première prise. On est immédiatement dans le film. C’est immédiatement drôle et grave. Le premier dialogue est déjà une duperie pour le spectateur.

Nous sommes ici dans de l’hyperréalisme. On ressent l’influence de la Nouvelle Vague avec cette façon de filmer directement dans la rue, avec ce qui semble être des vraies gens, des vrais sons ambiants, des vraies vies qui se croisent (bien qu’il y ait aussi des scènes en studio et des figurants). Ce n’est pas seulement le fantastique jeu d’acteur qui participe à cet hyperréalisme, c’est un ensemble de minuscules détails, qui, tous ensemble, offre un des films français les plus puissants des 60 ans dernières années.

Chaque plan mériterait son analyse, car dans Le Goût des Autres tout se répond sans cesse comme un dans un match de ping-pong. Ou une dizaine de matchs simultanément, plutôt. Pour saisir le film, il suffit de saisir son titre, qui n’aurait pu être mieux trouvé. C’est un film hilarant rempli de dérision. C’est aussi un film qui te saisit à la gorge, te la noue, te tord le cœur, et en même temps, c’est d’une telle beauté, d’une telle légèreté et pourtant d’une telle lourdeur, c’est le génie de Bacri-Jaoui qui atteint son apothéose. Pas qu’eux, bien sûr, bien qu’ils soient tout de même les maîtres de cette machine si impeccablement huilée.

Le rythme du film est d’un irréprochable presque effrayant. C’est comme voir des milliers de dominos glisser les uns sur les autres dans une sublime et gracieuse fluidité.

Mais le plus saisissant dans ce film, ce sont ses personnages. Tous les personnages fonctionnent en binômes, et chaque personnage possède son « âme sœur » pourrait-on dire et son « contre-cœur », si vous me permettez ces expressions. Et la beauté du film, c’est, par son hyperréalisme, qu’il parvient toujours à rendre le tout crédible et plausible. On pourrait croire qu’il ne s’agirait pas d’une fiction, tout en possédant pourtant les traits les plus appuyés de ce qui constitue la fiction. Chaque personnage a son fil rouge, sa progression, et chacun n’est plus le même au début qu’à la fin du film. Et tous se trompent dans leur choix de binôme. Chaque personnage possède son masque qui cache sa vraie nature qu’il retire progressivement tout au long du film. C’est un puzzle qui se constitue avec acharnement. Tout semble si limpide.

Le rythme musical est tout aussi bon, avec des moments de silence qui sont d’une souffrance inouïe. On ressent les émotions de chacun, et tous ont tort et tous ont raison, et on se laisse duper pareil aux personnages. Dans Le Goût des Autres comme dans la vie, il n’y a jamais de bons choix. Il n’y a que des choix. Pas mauvais, mais plutôt, en antinomie totale avec qui ils sont réellement. Tous se persuadent d’être quelque chose, et ils sont tous persuadés de qui est l’autre, et ce sublime château de cartes vient s’effondrer au moment parfait.

J’ai des frissons de rédiger cette critique, rien que de parler de ce film, sans le voir, ça me fait monter des larmes aux yeux. Des larmes de reconnaissance pour le génie humain capable de concevoir des choses si intelligentes et fines, des larmes de puissantes émotions pour l’histoire en elle-même, des larmes de remerciement. Oui. Ce film me fera toujours autant pleurer, et plus je le connais par cœur, plus je le découvre. Pas une fois je n’ai pas découvert une nouvelle chose, une nouvelle mimique, un petit détail, ou même un gros. C’est un film qui mériterait un livre pour plonger dans la psyché de ses personnages si vrais, si réels.

Sûrement est-ce le moment de parler du jeu d’acteur. Mais qu’en dire ? Il aurait tant à en dire que ça m’en ôte le pouvoir du mot. Trouver le mot juste pour dire à quel point nous atteignons ici les combles du talent, et ce talent est tout simplement massif. La direction d’acteur forme un bloc indivisible. Il n’y a pas, dans Le Goût des Autres, d’acteur moins bon ou meilleur qu’un autre. Pas même vraiment de personnage principal à proprement parler. C’est collectivement qu’il faudrait leur décerner une récompense du meilleur rôle. Tous. Pas un acteur ne détonne. Il n’y a aucun moment faible. Uniquement des moments forts. Combien de films français peuvent se targuer de cela ? Eh bien, il ne me vient que des titres de… Bacri-Jaoui. C’est comme voir tout le génie du cinéma français condensé en un film. C’est si bien joué qu’on a la sensation que c’est improvisé et que les dialogues n’ont pas été écrits. On est dans ce « top niveau » là.

Le Goût des Autres nous parle d’existentiel avec l’apparence de la comédie, mais ce n’est ni une comédie, ni un drame. C’est la vie. Le Goût des Autres nous demande si nous sommes vraiment qui nous sommes. Quelle est notre liberté. Alors qu’on part truqués dans ce monde. Castella (Bacri) ne peut-être qu’un nigaud inculte. Franck (Gérard Lanvin) qu’un homme viril et obsédé par la justice. Bruno (Alain Chabat) est le tendre naïf qui se laisse avoir par tout le monde. Et chaque personnage semble être enfermé dans sa condition humaine sur laquelle il n’a pas de libre-arbitre. Et c’est pourtant un film, malgré toute sa brutale réalité, qui offre une envie de vivre prodigieuse. Une envie de changer. De faire de meilleurs choix. D’être plus humain. De mieux se comprendre, soi, et de mieux comprendre l’autre ; c’est un film qui te hurle dessus tout en prenant la main doucement « on n’est pas animaux, bordel ! » (qui est une réplique de Cuisine et Dépendances… de Bacri-Jaoui). Le Goût des Autres nous montre, par sa scène finale, que, seuls, nous ne valons rien, mais qu’ensemble, on peut créer l’amour. La scène finale conclut le fil rouge de Bruno (Alain Chabat) que l’on voit régulièrement s’entraîner à la flûte traversière, seul dans son appartement. Ces scènes sont, comme tout le film, aussi drôles qu’elles sont dures. Et on s’amuse de Chabat qui galère sur sa flûte, qui perd parfois espoir, mais toujours recommence à s’entraîner, et tout prend sens quand on comprend qu’il est le point de départ de tout un orchestre, et que si, seul, il est ridicule, en groupe il est harmonieux et indispensable. Tout le film révèle alors sa grâce. Et encore, des larmes me monte d’en parler, car ce film a tant de fois révolutionné ma vie. Il est comme un ami pour moi. Comme un frère. J’ai l’impression que ce film me chante du France Gall : « Résiste ! Prouve que tu existes ! Cherche ton bonheur partout ! Va, refuse ce monde égoïste ! Danse pour ces milliers de cœurs qui ont le droit au bonheur. Résiste ! ».

Pour un être tel que moi, luttant fréquemment contre des pulsions suicidaires, Le Goût des Autres est comme un élixir miracle. Une potion magique. Je le regarde et je veux vivre, me surpasser, excuser l’autre, m’excuser moi aussi, et on a tous le droit à l’erreur, mais pas à sa répétition. Chaque personnage poursuit sa quête dans l’indifférence totale du monde. Tous sont frustrés. Pas un n’est comblé. Et pas un ne se rend compte que ceux qu’ils envoient bouler sont en fait ceux qui leur correspondaient réellement. Le goût des autres. Et cette fois, je ne cite pas le titre du film.

Le film nous demande si on fait réellement ce qu’on doit faire. Ce qu’il nous plait. Ne sommes-nous pas sans arrêt soumis aux désirs des autres, et on se laisse fabriquer à contre-courant de nos réelles envies et motivations ? Et chaque personnage possède sa résolution qui va à l’envers de ce qu’on s’imaginait. Quand Castella et Clara ont leur dialogue dans le bureau de l’usine, Castella révèle toute sa nature à quelqu’un qui l’interprétait de travers depuis le début (« j’ai acheté ce tableau parce que je l’aime vraiment. Vous pensiez que c’était pour vous plaire ? Vous n’avez pas imaginé une minute que ça aurait pu être par (il déglutit) …goût ?» cette réplique, cette scène, c’est grandiose). Quand Lanvin découvre que son collège Tortue n’a pas démissionné comme lui pas par lâcheté, mais au contraire par bravoure pour faire tomber « ce connard de ministre qui se croit au-dessus des lois » qu’il n’avait pas réussi à faire tomber, et il vit avec l’impression d’être plus juste et plus honnête qu’un autre et il tombe de haut quand il réalise que son collègue Tortue a gagné son affaire, ce qui répond à la scène entre Jaoui et Lanvin, dans la cuisine quand Lanvin dit de Chabat qu’il est naïf et qu’il tombera de haut. Il prédit sa propre conclusion dans le film. Et des miroirs comme celui-là, le film en regorge tant qu’il me faudrait une centaine de pages pour les lister. Chaque personne se prend pour supérieur à un autre et chaque personne se rend compte ne pas l’être. Car il est aussi question de mélange entre des gens qui semblent n’avoir rien à faire ensemble. Qui ne semble pas issu du même monde. Mais pour qui nous prenons-nous avec nos préjugés ? On se sent un peu con à la conclusion, mais on se sent aussi beaucoup plus intelligent. Même le chien a un masque et sa révélation. Même le chien ! Il mord dès qu’il est en ville, mais est heureux quand il court dans la nature. Et ce chien, c’est le binôme de la femme de Bacri. Même le chien est un personnage construit.

La base du scénario est à tomber par terre d’originalité.

Et je n’ai même pas parlé de la mise en scène, avec des plans séquence en veux-tu en voilà, des passages de gens pile devant l’objectif de la caméra (et bien sûr, avec minutie, car ces obstructions de l’objectif ont tous un sens) et c’est ce qui renforce le réalisme, comme si nous assistions en voyeur à la vie d’inconnus. Particulièrement quand la caméra reste en mouvement permanent, comme une caméra embarquée (elle baisse les yeux comme Jaoui quand Lanvin envoie bouler quelqu’un, on a l’impression d’être dans la pièce et de partager sa peur). La caméra embarquée alterne avec des plans fixes et des travellings sur rails. Cette alternance dans le style de caméra n’est pas si commune. Sans compter les détails de mise en scène pur et dur. S’il y a une fenêtre, il s’y passe forcément quelque chose derrière. On le voit sans le voir. C’est parce tout apparait si facile et simple que l’on sait que c’était très complexe à fabriquer, en réalité. Lé génie parait simple, parce qu’il ne fait pas exergue de son talent : il ne fait que l’user avec jouissance et délectation.

Même l’assistant de Bacri, personnage secondaire qui ne fait que de rares apparitions possède son masque et sa révélation. Et ce personnage qui semble si secondaire révèle le propos du film. Au moment où il remet sa démission à Bacri, Lanvin se retire en avançant vers la caméra, car il est temps pour lui de partir. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de miroir de mise en scène. Tout connait sa fin dans le film, même pour les petites choses qu’on oublie au fil du film. D’où mon éloge intarissable et ce terme de perfection que j’emploie si souvent pour parler de lui.

Quand Franck (Lanvin) se gare devant chez Many (Jaoui), ce n’est pas laissé au hasard : il se met en double file, à moitié sur une place, à moitié sur la route, lui est qui si droit d’habitude, et c’est pour représenter son doute qu’il semble connaître pour la première fois. Le tout avec cette incessante musique qui monte toujours dans ses tonalités, mais avec cette fois des voix en plus qui font presque indistinctement « bye bye ». Voyez, ce genre de petites choses dans une « petite » séquence de 40 secondes ? Voilà pourquoi j’aime tant ce film. Un autre exemple ; quand Clara et Jaoui discutent dans la rue « je ne vais pas dealer du shit toute ma vie. —Ah, et tu ferais quoi à la place ? —Des enfants. Le ménage. Ça donne envie, hein ? » et précisément sur cette réplique elles disparaissent et on se rend compte que la caméra était depuis tout ce temps…derrière des barreaux.

C’est enfin (2000) un des rares films français de sa génération qui ne prend pas son public pour un imbécile.

Et je n’ai même pas parlé de la prise de son. De ces micros qui captent tout ce qui se passe devant et autour de l’objectif.

La scène de la déclaration d’amour dans le salon de thé est grandiose.

La scène entre Bacri et sa femme, chez eux, quand ils regardent la télé en parlant de sujets du quotidien, sans aucun contexte, est une master-class d’acting.

La scène où Lanvin-Bacri-Chabat sont seuls et silencieux dans la discothèque est d’une sublime dérision, d’une gravité et d’un humour délicieux.

Quand Bacri demande sincèrement l’avis de sa consultante en lui demandant de s’asseoir, c’est la conclusion de sa métamorphose.

J’aurais tant à dire sur ce film, que j’ai n’ai ici couvert que 30% de ce qu’il mérite. Peut-être un jour rédigerai-je réellement un livre sur ce film, qui analyse chaque scène. Ce film le mérite. Je ne me suis concentré que sur quelques personnages pour ne pas rendre la critique trop lourde.

Même les crédits sont impressionnants. J’ai rarement vu, pour ne pas dire jamais, des crédits si exhaustifs, nommant ceux qu’on ne croise jamais d’habitude dans les crédits, allant jusqu’à nommer entièrement des stagiaires ! C’est pour cela qu’il m’est toujours un peu difficile de dire Bacri-Jaoui quand eux deux se désintègrent au maximum au sein de tout un collectif. Je le fais pour faciliter les choses, mais je tiens à souligner le travail de toute l’équipe derrière Le Goût des Autres. Par ailleurs, même le crédit nous dupe, car le film n’est pas tout à fait fini encore. On entend le chef d’orchestre donner des instructions à l’orchestre dont fait partie Chabat. C’est plus que de l’hyperréalisme à ce compte-là. Ce film nous dupe tout du long, il nous trompe pour mieux nous propulser dans le monde.

Bien sûr, tous ces fils rouges existentiels que j’ai mentionnés sont en fait l’essence de l’œuvre de Bacri-Jaoui tout entière. Tous leurs films abordent ces thèmes. Seulement, Le Goût des Autres est peut-être leur meilleur film. Je dis peut-être ceci par mon attachement personnel à lui, mais je crois qu’objectivement, il s’agit assurément, au moins, d’un de leur meilleur film.

Merci, le cinéma, d’exister. Sans lui, je ne saurais exister. Je remercie ce film de m’avoir offert autant d’émotions, et je sais qu’il m’accompagnera toute ma vie et ça m’emplit de joie.

Virka
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le 10 janv. 2023

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