Le goût du saké, c'est ce qui demeure en nous lorsque tout le reste a disparu. C'est le souvenir, plus ou moins vivace, d'un passé qui semble déjà si lointain. Le temps, dans sa basse besogne, fait vieillir les corps et séparer les êtres au rythme des saisons. Les années passent, les époques changent et ces petites choses, qui faisaient le sel de notre vie, perdent peu à peu de leur saveur et finissent par devenir obsolètes... Les enfants grandissent, les êtres qui nous sont chers disparaissent peu à peu... Et, sans que l'on y prête garde, nous voilà réduit à déplacer notre vieille carcasse dans un monde qui se moque bien de notre grand âge. Seulement, il n'y a rien de plus grotesque qu'un homme qui se voile la face et refuse de reconnaître sa condition. Il n'y a rien de pire qu'un homme qui, en refusant de vieillir, empêche les autres de grandir, ou de vivre. C'est ce que vient nous rappeler Yasujirô Ozu, avec son ultime film, en nous disant que la vieillesse s'affronte dans la dignité, avec le souvenir de ce goût du saké comme seul compagnon.

Les années ont beau s'écouler, paisiblement ou pas, la modernité a beau prendre ses aises et repousser d'un geste méprisant toutes les valeurs héritées du passé, une chose ne change pas : c'est la vie. Immuable, imperturbable, la vie est une pièce de théâtre qui se rejoue toujours de la même façon depuis la nuit des temps. Les acteurs changent, mais le script reste le même. Ainsi, c'est en toute logique que Yasujirô Ozu vient nous conter une nouvelle fois la même histoire... Celle d'un homme qui se rend compte que son époque n'est plus et qui fait tout pour que ses enfants puissent s'épanouir dans un monde qui leur tend les bras. C'est l'histoire banale d'un père de famille qui sourit en voyant sa fille devenir une femme et d'un mari qui pleure son épouse défunte ; c'est l'histoire ordinaire d'un Homme tout simplement. Ozu reprend ainsi cette intrigue éternelle qu'il avait déjà explorée dans de nombreux films depuis 1949, date de Printemps tardif. On retrouve bien évidemment les thèmes de prédilection du cinéaste et ses réflexions qui ne semblent pas avoir beaucoup évolué au fil des années. Pour lui, l'Homme est forcément condamné à perdre les êtres qui lui sont chers et doit affronter seul le passage du temps. Les époques font que certains détails diffèrent maintenant. La couleur a fait son apparition, les grands immeubles remplacent les petites maisons traditionnelles, les fameuses cheminées de Tokyo sont maintenant noyées au milieu d'un vaste espace urbain et l'américanisation du pays se fait sentir à travers ces nombreux panneaux publicitaires qui fleurissent dorénavant dans les rues... Les époques changent, c'est sûr, la nouvelle génération semble dorénavant privilégier le modèle US : le base-ball devient le sport à la mode, le bourbon tend à remplacer le saké sur les tables, etc. Mais tous ces détails ne sont pas l'essentiel pour Ozu, ce qui compte pour lui, ce sont les individus, hommes ou femmes, et les interactions qu'ils peuvent avoir.

Comme toujours, tout est affaire de nuances chez lui. Ainsi, si son style paraît extrêmement maîtrisé, expurgé de toute esbroufe, avec ses fameux plans fixes ou ses cadrages hautement précis, c'est uniquement pour aller à l'essentiel et parler des Hommes, bien évidemment. Ainsi Le Goût du saké n'a rien d'une œuvre froide et austère, même si on perd un peu de la légèreté entrevue dans son film précédent (Dernier Caprice, 1961). Il y a de la vie dans les films d'Ozu et dans celui-ci également malgré la forte mélancolie qui se dégage de ces images. La vie s'affiche avant tout en couleur, avec un esthétisme finement travaillé. Ainsi de la même manière que les couleurs chaudes viennent éclore dans un univers en demi-teinte, c'est la vie qui reprend ses droits malgré la morosité du quotidien. L'alcool, de vie forcément, est encore une fois un puissant vecteur d'émotions : c'est grâce à lui que le personnage de Chishû Ryû prend conscience du ridicule de sa situation et pousse sa fille à voler de ses propres ailes. Mais c'est également en utilisant les effets de l'alcool dans ses scènes qu'Ozu porte un regard empreint de gravité sur la mort ou se moque gentiment de l'engagement de son pays dans le dernier conflit armé. Comme toujours, il a cette aisance déconcertante, presque incognoscible, pour harmoniser la légèreté avec la gravité. La marque des plus grands assurément ! On est toujours un peu ému ou amusé par l'histoire ou les personnages.... Mais cela reste toujours pudique, dans une retenue toute ozuesque. Seulement, malgré tous ses efforts pour nous tenir à distance et éviter de faire vibrer en nous notre fibre sentimentale, l'émotion nous gagne imperceptiblement, au fur et à mesure que le dénouement approche. C'est son dernier film, on le sait. Cela donne un supplément de poids à cette solitude qui s'installe dans les dernières minutes du film. Les pièces résonnent d'un silence assourdissant, la fille a quitté la demeure, définitivement. Le père n'a plus qu'à pleurer son absence et affronter dignement sa destinée. Et lorsque le fils lâche un "il ne faut pas mourir trop vite", c'est ce satané goût du saké qui refait surface en nous. Ce sentiment étrange, teinté à la fois d'amertume, de joie et de tristesse, refait alors son apparition, une dernière fois. Il faut dire qu'on s'est attaché à cette famille virtuelle, à ces Chishû Ryû et à ces gueules familières que l'on retrouvait de film en film... alors même si Le Goût du saké n'est pas le plus grand des chefs-d'œuvre d'Ozu, on ne peut que saluer la délicate beauté de l'ultime production d'un humble fabricant de tofu, un immense cinéaste !


Créée

le 8 nov. 2023

Critique lue 88 fois

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Procol Harum

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8

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