Le Juif Süss
4.9
Le Juif Süss

Film de Veit Harlan (1940)

Charles Alexandre de Wurtemberg, ancien militaire auréolé de gloire, est sacré Duc du Wurtemberg et prête serment sur la constitution du Duché devant le Conseil.


Malheureusement, le Duché du Wurtemberg n'est pas en grande forme financière (le précédent Duc ayant été plus que dispendieux), et notre nouveau Duc, Charles Alexandre, a des gouts fastueux.


Afin d'offrir à sa femme un bijou digne de son nouveau statut il envoie un conseiller dans le ghetto à la rencontre d'un usurier juif, Süss Oppenheimer. Ce dernier propose un collier de grande valeur pour le Duc sans demander d'argent, à la condition qu'il puisse se rendre à Stuttgart le lui remettre en personne, donc en échange d'un laisser passer (les villes étant déjà interdites aux juifs à l'époque).


En parallèle, le Conseil de Wurtemberg débat sur les requêtes du Duc pour l'organisation d'un grand ballet à sa gloire, ainsi que la mise à disposition d'une garde personnelle. Dépenses jugées trop dispendieuses et qui sont à l'unanimité rejetées par le Conseil.


Le Duc Charles Alexandre rencontre donc Süss pour prendre possession du bijou, et ce dernier lui propose en plus de lui organiser son ballet et de lui financer sa garde personnelle sans demander de paiement, en arguant qu'ils s'arrangeront plus tard. Et voici notre nouveau Duc devenu débiteur du Sire Oppenheimer. Ce dernier s'enrichissant honteusement et prenant de plus en plus d'importance dans les affaires de l'état, au point de quasiment le gouverner.


Nous sommes donc devant un film de propagande anticonsumériste dénonçant avec brio les agissements des établissement de crédit à la consommation faisant miroiter à de pauvres bougres la possibilité de s’offrir des choses totalement dispensables qu'ils n'ont pas les moyens de se payer, les enfermant ainsi dans une spirale qui les fait....Attendez, dans l’oreillette on me dit que non, que ce n'est pas un film de propagande anticonsumériste mais bien un film de propagande nazi.


Effectivement, le film a été réalisé en 1940 dans l'Allemagne du III° Reich, sous la supervision du cinéphile clopin clopant Goebbels qui échappa de justesse la mise en application des thèses eugénistes nazi (grâce notamment à l'époque à l'interdiction de l'avortement jusqu'au 10° mois de grossesse, ce qui, selon un ami woke non genré, devrait nous faire réfléchir sérieusement à la refonte totale et à l'élargissement du droit à l'avortement). Et sous le patronage de Adolf Hitler, mauvais peintre mais écrivain à succès s’il en est.


Pour la petite histoire, j'ai décidé de visionner ce film comme une boutade suite à un débat ayant eu lieu sur ce site, sur le fait qu'après avoir vu un film dont le message politique penchait d'un côté, il fallait contrebalancer en regardant un autre film dont le message politique penchait de l'autre côté. Parce que sinon, on est déséquilibré, on penche d'un côté et on risque la scoliose.


Ayant apprécié "La Liste de Schindler" qui il faut l'admettre, est un film ouvertement anti-nazi, il fallait pour mettre cette théorie en pratique, que je laisse une chance à ces derniers de se justifier et donc un droit de réponse, en regardant un film ouvertement pro-nazi.


Pour tout avouer, je m'attendais à me retrouver devant un bête film de propagande ou les Juifs seraient présents comme des personnes au long nez, aux lobes des oreilles pendantes et avec des doigts crochus (alors qu'en fait, non ! Quoique j'ai vu Zemmour à la télé, donc peut-être que oui. Donc en fait non, mais peut-être que oui, mais pas tous). Et que bien entendu, leur activité principale consisterait à manger des enfants Allemand tout blond après avoir volé l'argent de leurs parents (et les avoir mangés aussi, le Juif est gourmand parait-il).


Et bien que nenni !


Quelle ne fut pas ma surprise de me retrouver devant un véritable long-métrage, véritablement scénarisé, avec une intrigue qui se suit et tient la route…


Je diviserai donc ma critique en deux parties. L'une sur l'aspect technique et les qualités cinématographiques, et l'autre sur l'histoire et le côté propagandiste du film. A noter que ce film est tiré de personnages ayant réellement existé, mais ça je n'en tiendrai pas compte. J'éviterai aussi, autant que faire se peut, de faire allusion à l’homonymie du titre qui pourrait être équivoque en Français (le Juif Süss / Le Juif suce) en lançant des vannes du genre "je pensais me retrouver devant un porno gay hébraïque, et bien non. Je remontai donc ma braguette et entama le visionnage". Mais attendez une minute, je viens juste de le faire ! Oh oh oh, que je suis facétieux !


Commençons par le côté technique. Le film est très bien réalisé, les plans sont lisibles et bien amenés, avec un usage malin de travellings. Et la photographie pour l'époque est une belle réussite, et nous rappelle le savoir-faire cinématographique que les Allemands avaient acquis dans les années 1920-1930 avec le cinéma expressionniste.


Le jeu des acteurs est plutôt bon. Alors, bien sûr, c'est surjoué et théâtrale comme c'était la règle à l'époque, l'Actors Studio n'ayant pas encore émergé. Mais le jeu est bon et convaincant.


L'histoire maintenant. Ce film est-il un film totalement propagandiste antisémite et pro-nazi ? Et bien ma réponse sera OUI et NON. En fait, tout dépendra du contexte temporel dans lequel nous visionnerons ce film, donc avant de faire des alertes modo et de me mettre au ban, permettez-moi de m'expliquer.


Dans le film, nous nous trouvons donc déjà à une époque ou des loi antisémites ont été mises en place. Les Juifs sont concentrés dans des ghetto. Les villes et autres quartiers leurs sont interdit. Ils sont l'objet quotidien de nombreux quolibets. Le personnage du rabbin, chef de la communauté juive, est quelqu'un de raisonnable et de sage, et tance régulièrement Süss sur ses agissements.


Donc, si nous nous plaçons dans l'Allemagne des années 40.


A cette époque, bien qu'on n’en fût pas encore à la solution Finale, les lois antisémites étaient déjà très bien implantées et avancées dans l'Allemagne nazie. Ghettoïsation, spoliation des biens, emprisonnement, interdiction d'exercer de nombreux métiers...Les Juifs Allemands en prenaient déjà plein la tronche. Beaucoup d'entre eux ayant combattu pour l'Allemagne durant la première guerre mondiale et étant assimilé, il existait un risque que le peuple Allemand commence à trouver injustes ces mesures toujours plus sévères, voir commence à ressentir de la pitié envers les Juifs. De plus, mais là c'est une supputation de ma part, la majorité des officiers étaient Prussiens catholiques. Et bien que de tradition antisémite, ces derniers pouvaient se poser la question de la pertinence d'utiliser autant de moyens et de faire autant d'efforts pour persécuter les Juifs alors qu'en temps de guerre, y a peut-être d'autres priorités.


Donc dans ce contexte, ou le film présente un Duché de Wurtemberg appliquant déjà des lois antisémites, on peut effectivement dire que ce film est une propagande nazie efficace, expliquant aux Allemands qu'il ne faut pas avoir pitié des Juifs malgré les persécutions qu'ils subissent. Parce que si vous avez pitié d'eux et que vous leur ouvrez la porte et leur laissez des marges de manœuvres, ces derniers, fourbes qu'ils sont, en profiteraient immédiatement pour s'emparer de l'Allemagne et diriger le pays à leur propre et seul profit. Et même pour les Juifs assimilés, Süss n'hésitant pas à abandonner ses habits juifs et à couper ses rouflaquettes pour passer inaperçu.


De plus, la fin du film, ou les Juifs sont exclus et doivent quitter le Wurtemberg, montrerait, vu que selon le dogme nazi, les Juifs ont à nouveau dirigé l'Europe plus tard, que le simple bannissement ne suffit pas et qu'il faudra trouver une autre solution. Et cela laisse déjà présager de la Solution Finale.


Mais sortons de ce contexte de l'Allemagne de 1940 et plaçons-nous dans un contexte contemporain.


Le Duché du Wurtemberg et son Conseil, qui sont les gentils dans le film, appliquent des lois antisémites et traitent les Juifs de manière totalement injuste qui nous paraissent aujourd'hui barbare. En cela, il justifie les manigances de Süss qui consistent à s'introduire à l'intérieur du pouvoir sans aucune compassion pour un peuple qui de toute façon le déteste déjà pour ce qu'il est.


Et même si l'évolution du personnage nous montre qu'il est diabolique et machiavélique, et qu'il manipule le Duc par la ruse (et il faut avouer que le Duc est présenté comme un gros con naïf, cupide et stupide aussi) uniquement pour assouvir sa soif de pouvoir et de richesse, et ses intérêts personnels, il manipule tout autant le rabbin et la communauté juive avec la même ruse et dans le même but.


Il manipule le Duc en lui faisant croire que sans lui, ses finances s'écrouleraient, que sans son aide, il serait victime d'un complot ou d'une révolution, et qu'avec son aide, il pourrait régner avec un pouvoir encore plus grand.


Et de la même façon, il manipule le rabbin qui est au départ contre Süss et sa façon de faire, en lui faisant croire que si la communauté refuse de l'aider, le Duc ordonnera le ban, voire de tuer tous les juifs, et que si la communauté l'aide, il leur permettra des accès à la ville, voir même une terre pour les Juifs.


Et donc dans un contexte actuel, ce film loupe complètement sa cible, et devient une simple fiction basée sur un personnage diabolique et machiavélique, qui manipulera aussi bien un pouvoir en place antisémite que sa propre communauté à des fins personnelles, ou il n'y a finalement pas de gentils, et ou les seules victimes seraient la communauté juive qui au début subirait les loi antisémites du Wurtemberg, pour à la fin se voir banni du territoire sans même avoir réellement profiter des manigances de Süss.


Donc si on contextualise ce film dans l'Allemagne de 1940, il s'agit d'un film de propagande faisant froid dans le dos et touchant sa cible. Mais si on le contextualise aujourd'hui, il devient une fiction qui loupe complètement sa cible, voir en produit l'effet inverse.


Bien entendu, pour juger ce film, il faut le contextualiser dans l'Allemagne de 1940 ou ce film était destiné à justifier les persécutions dont étaient victimes les Juifs à cette époque, et qui de plus annonçait en filigrane l'arrivée de la solution finale. Et le fait que le film regorge de qualité artistique en fait encore plus une abomination.


Mais cela nous montre aussi que pour juger une œuvre, il faut la contextualiser à l'époque (et au lieu) à laquelle cette dernière a été produite pour comprendre véritablement l'auteur et ses intentions. Et de même avec des faits ou épisodes historiques qu'il faut aussi contextualiser pour en comprendre les tenants et les aboutissants.


Et que les livres, plutôt que de les bruler (comme l'ont fait les nazis à leur époque, et comme le font les adeptes de la cancel culture au Canada aujourd'hui) ou de les mettre au ban il vaut mieux les lire, les contextualiser, et essayer de les comprendre.


Je conseille fortement le visionnage de ce film. Pour ceux qui se demandent comment j'ai pu le voir, il est disponible gratuitement en version intégrale VOST sur le site Dailymotion.


Je me rends compte que j'ai été très long, et que peu de gens me liront jusqu'au bout. Et je remercie d'avance ceux qui ont fait l'effort de me lire jusqu'à la fin.

Snifou-Snifou
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le 9 févr. 2022

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Snifou De Laze

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