Le mal n'existe pas mais le cinéma existe bel et bien

Ryusuke Hamaguchi, mon contemporain japonais du moment favori nous livre son nouveau film, dont je me suis épargné toutes informations dessus. Hormis un vague synopsis et la magnifique affiche, je n’avais aucune idée du type de film que je verrais, autre la vision que je me fais d’un film d’Hamaguchi. Ce visionnage fut très surprenant, voir déroutant à certains moments. Je reconnais ce réalisateur que j’aime tant, mais je pense qu’ici son film ne parlera qu’à ses fans les plus ardus, et risque de perdre du monde en chemin.


Ce film est le plus « formaliste » de ceux que j’ai vu du Monsieur. Ce que je veux dire, c’est qu’Hamaguchi semble plus intéressé par l’expérimentation avec la forme(par exemple, ces caméras embarqués en voiture qu’il n’a jamais utilisé même dans son film le plus tourné vers l’automobile), le visuel, la mise en scène et le rythme, que de raconter une histoire. Nous sommes face à un film qui se vend avant tout par la recherche d’une forme et sur ce point, c’est assez brillant et abouti.

L’intro en est la première preuve. La caméra, sur terre, vise le ciel d’un long mouvement vertical, et se déplace très lentement pendant de longues minutes avec l’excellent thème composé par la superbe Eiko Ishibashi. Dès les premières secondes, ce visuel hivernal presqu’onirique nous emporte, le film se présente directement à nous dans un dispositif très simple. Soudainement, la musique se coupe sous le son d’une tronçonneuse. Très vite, le spectateur comprend que « Le mal n’existe pas » est un film qui existe avant tout en tout qu’objet sonore, pris dans une dualité très intéressante entre le son du réel et les envolées musicales. D’un côté, le mixage amplifie le cadre et laisse la part belle au son de la nature, de la source, la rivière, la voiture, le fusil de chasse, l’homme qui travaille…Le film est particulièrement ancré dans un réel extrêmement immersif, au point ou le spectateur a l’impression d’être dans le cadre, car Hamaguchi fait vivre les sons du tournage au lieu de les cacher. De l’autre côté c’est la musique d’Eiko Ishibashi, qui tranche complètement avec le cadre réaliste construit par le film. Dès qu’elle se lance, il suffit de quelques secondes pour que ce réel se transforme en une balade en forêt digne d’un rêve. Ces passages sont soudains et assez courts, sans la musique ils ne seraient qu’une pièce supplémentaire dans le tableau, mais lorsqu’elle s’invite dans le cadre, la musique transforme ces scènes en des odyssées oniriques. Dans ce film, le son dicte le rythme et les transitions entre les plans. Jamais un long-métrage d’Hamaguchi n’a laissé le son autant s’exprimer, ce qui offre un résultat crédible et une expérience sensorielle.

Formaliste, ce film l’est également parce que le réalisateur va pousser ses tics et obsessions au point d’en effacer le scénario. On pourra me rétorquer avec justesse que ses deux derniers films, Drive my car et les Contes du hasard et autres fantaisies sont caractérisées par la recherche d’une certaine forme (par exemple la gestion du silence dans le premier, le rythme du second), mais ces films reposent toutefois sur un scénario assez marqué et une narration travaillée. Je dirais au contraire que le mal n’existe pas se mets en retrait, reste timide : il m’apparait exister plus pour ses scènes et ce que la forme cherche à faire que le scénario. Tout d’abord, il faut noter que le scénario prend un certain temps avant de se lancer. Lors de son excellente introduction, le film racontera seulement ce qu’on voit à l’écran. Ma remarque parait trop triviale pour du cinéma, et je donne sûrement l’impression d’en faire trop alors que certains films vont beaucoup plus loin dans l’épure que Le mal n’existe pas, mais cela reste encore rare dans le cinéma. Le film use très peu du montage et va préférer les cadres et plans (séquences !) fixes pour capter toutes les actions de ses personnages. L’intérêt d’un tel dispositif, c’est de voir complètement ce que réalise un acteur pour ne pas le perdre en chemin, et composer avec le cadre matériel concret. Dans les faits et à l’écran, le résultat est très simple. Nous voyons dans le même plan (et parfois la même séquence) un homme couper une buche avec sa hache, couper la seconde moitié, recommencer, se baisser pour ramasser toutes les buches, les mettre dans une brouette, les déposer une à une, puis monter dans sa voiture. Dans Le mal n’existe pas, le rythme est grisant car j’ai l’impression que la caméra ne rate rien des gestes de chaque personnage. Si je prends le début comme exemple, c’est parce qu’il est le cas le plus frappant, et que je veux aussi laisser le plaisir de découverte aux personnes qui n’ont pas vu le film et qui lisent cette critique. Hamaguchi a toujours recherché dans son cinéma l’authenticité, la simplicité, la sobriété, mais ici elle s’incarne avec une forme particulièrement prononcée, qui a mes yeux reste assez inédite dans sa filmographie.

Ce travail de la forme chez Hamaguchi, je le connais surtout pour ses scènes de dialogues qui sont géniales. Pour moi son cinéma est défini par une obsession de la rencontre et des longues discussions qui s’en suivent. Chez Hamaguchi on passe son temps à discuter (en voiture) de tout et de rien. Les actrices et acteurs sont toutes et tous dirigés à la perfection, tant leur jeu parait sobre et naturel. Bien évidemment, cette captation de la parole s’agence dans les procédés que j’ai décrits plus haut, ce qui donne des scènes ou nous avons l’impression de capter tout d’une discussion, et de n’en rater aucun passage, même si ces derniers ne font pas avancer le scénario. Difficile de ne pas penser à un autre contemporain asiatique, le génie Hong Sang-Soo, chez qui le dialogue est vivant car meublé des paroles, de temps à autre « inutile ». Hamaguchi ne va pas aussi loin, mais nous retrouvons ici un résultat similaire. Ce dispositif culmine lors de la grosse réunion autour du « glamping », elle dure et les personnages parlent beaucoup. La caméra saute une partie de la rencontre, car elle ne s’intéresse pas à ce « glamping » en lui-même. Non, ce qu’elle souhaite filmer c’est la discussion toute entière, les négociations dans leur ensemble, avec toujours ce soin de tout capter, de ne rien éluder. Le résultat est particulièrement envoutant. Bien sûr, pour notre plus grand plaisir, Hamaguchi va nous mettre en plein milieu une discussion d’un quart d’heure en voiture dont le sujet est déconnecté de l’intrigue. Le film est vivant car il prend soin de présenter un cadre ou son et paroles existent pleinement.

Ainsi cette attention de la forme traverse le film et me fait dire qu’on en oublie le scénario, car le film vit pour ses scènes avant tout. La caméra n’est pas motivée par le fait de raconter une histoire sur une communauté villageoise qui va s’opposer à la mise en place d’un site de « glamping » ameutant les vilains tokyoïtes et détruisant la nature indispensable à la vie du village. Non, le film montrera juste un cadre qu’il fera vivre, et il avancera au fil de la caméra, en enchainant de manière très fluide les séquences les unes après les autres. Encore une fois, d’autres films ont des procédés similaires mis en scène avec plus de radicalité. Mais ici son auteur n’avait pas autant taillé sa filmographie de la sorte (ou bien je ne le connais pas assez, ce qui est possible… !), et voir un style que j’aime autant sous une photo aussi belle, distingue ce film d’un autre.

La seule fois ou j’ai l’impression que le scénario prend le dessus dans un film qui s’en est pourtant émancipé, c’est à propos d’un élément de la fin avec lequel je resterais très vague. J’écris cette critique à chaud, et je ne sais toujours pas quoi en penser. Je ne sais pas si cet élément de scénario, que j’ai vu venir avec un foreshadowing très appuyé, est une tentative trop forcée de placer un propos « tout en nuance » et « marquer » le spectateur, ou quelque chose qui s’insère parfaitement dans le récit, comme une nouvelle de Murakami qui s’achève de façon volontairement frustrante, sur laquelle le lecteur cogite pendant des jours.

Vous comprendrez avec tout ce que je dis, et vous m’excuserez d’être trivial, mais ce qui intéresse donc ce film c’est de faire des « scènes », chose qui est en réalité rare, alors que c’est la base du cinéma comme art.


Dfez
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le 10 avr. 2024

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