Ultime chapitre de la trilogie d'Apu, Apur Sansar est également le cinquième rejeton de son auteur et cela se sent immédiatement à l'écran tant le film semble aussi maîtrisé qu'émouvant. Satyajit Ray parachève ainsi sa représentation du dharma avec ce personnage qui, pour devenir adulte, va devoir en finir avec tout ce qui constitue le monde de son enfance. Un apprentissage forcément douloureux, éprouvant, qui doit le conduire à une forme de renaissance.


À la lecture de ces trois films, deux éléments peuvent éventuellement perturber le spectateur néophyte qui ne possède que de vagues connaissances de l'Inde et de son cinéma. Il y a la différence culturelle qui, immanquablement, ne nous permettra pas de saisir toute la subtilité de l'œuvre, tout comme on peut rester perplexe devant cette représentation très particulière du destin. Seulement, le grand mérite de Ray est d'avoir su donner à son film les aspects d'une fable au propos universel car foncièrement humaniste : on y parle de perte et d'abandon, du deuil de ce que l'on a été et de ce que l'on ne sera jamais, de la découverte des valeurs de l'existence, de la saveur de la vie, de la conscience qu'être adulte se fait en communion avec l'autre. La mort fait partie de la vie, l'accepter c'est déjà donner de la vie à son existence.


C'est à cette acceptation que le principal protagoniste, Apu, va tendre. Pour ce faire, il va devoir apprendre à être un adulte, un homme, et à ne plus faire semblant. Surtout, il va devoir se débarrasser des oripeaux de l'enfance afin de gagner totalement en maturité. Finement, Ray nous décrit alors un jeune homme qui ne peut s'empêcher de marcher dans les pas de son père : Apu reproduit les mêmes gestes, éprouve les mêmes obsessions, qui ont entraîné la déliquescence de la famille. La notion de malédiction familiale commence à germer dans notre esprit, notamment à cause d'une mise en scène qui multiplie malicieusement les liens avec les films précédents : la quête d'une grande œuvre littéraire rappelle l'illusion dans laquelle s'était enfermé le père ; le train, autrefois symbole d'espoir, n'est plus qu'une source de bruit et d'inconfort...


Le mimétisme est atteint, nous semble-t-il, avec la séquence du mariage : en se mariant, en fondant un foyer, Apu semble avoir gagné le même statut que son père. Mais est-il un adulte pour autant ? C'est là où Ray se révèle particulièrement habile : en faisant du mariage d'Apu quelque chose de factice (relayant au passage la réalité des mariages arrangés), il nous indique que son jeune héros n'est pas encore mûr pour être un adulte responsable. Sans doute comme son père avant lui, son comportement et sa vision du monde demeurent infantiles. On le constate notamment avec la séquence au cours de laquelle Apu explique sa conception artistique, correspondant également à sa vision du monde, et qui s'avère être totalement utopique ! En étant contraint de vivre en couple, il va découvrir la seule chose qui ne peut être enseignée par les livres : l'amour ! En ouvrant son cœur, il a enfin un rapport lucide et concret avec le monde : fini les douces utopies et la vie de bohème, place désormais à une vie réaliste, désenchantée, mais infiniment plus enrichissante.


L'hymne à l'existence, qu'il rêvait tant d'écrire, devient enfin réalité. En imposant un rythme nonchalant et en adoptant une attention doucement contemplative, Ray exalte les passions et donne chair à ses préoccupations humanistes. C'est l'amitié qui colore discrètement les scènes entre Apu et son collègue Pulu, nous collant immanquablement le sourire aux lèvres. C'est le sentiment amoureux qui se lit sur les visages de ces jeunes gens qui se découvrent et qui s'apprivoisent mutuellement. C'est le plaisir charnel qui est subtilement évoqué par une mise en scène éminemment suggestive. C'est le tsunami émotionnel qui nous fait passer, dans un même mouvement, de la béatitude (avec la voix off de l'épouse qui nous fait partager la teneur de ses lettres passionnelles) à la sidération la plus totale (avec le regard du porteur de mauvaises nouvelles).


Mais sur une terre dévastée, labourée par les événements, la vie peut réapparaître et reprendre ses droits, nous dit Ray en substance. Pour cela, il exalte avec pudeur les souffrances et retranscrit avec patience les errances : ce sont ces cadrages d'une étonnante justesse qui lisent le désarroi sur le visage d'Apu, ce sont ces plans éminemment poétiques qui évoquent avec éloquence la détresse ou la mélancolie (c'est la contre-plongée sur un ciel tourmenté lors de la tentative de suicide, c'est l'image de cette nature sous un ciel crépusculaire qui s'affiche à l'écran en même temps que la déprime du héros). En faisant corps avec l'élément naturel, Apu trouve enfin l'exutoire à ses souffrances : la mine libère sa douleur, la nature lui permet de tirer un trait sur son passé (avec cette superbe séquence où les pages de son manuscrit sont offertes au vent).


La rédemption passe par la souffrance, nous souffle le cinéaste, et c'est seulement à ce prix que la sérénité peut enfin apparaître. En paix avec lui-même, notre héros peut se réconcilier avec son fils au détour d'une séquence magnifique et bouleversante : en reconnaissant son enfant, il accepte la mort et s'offre à la vie. En regardant cet homme qui se dresse devant lui, l'enfant lui offre son identité, sa raison d'être. Celle d'être père.

Procol-Harum
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le 25 janv. 2022

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