Voir le film

On suit Fini Straubinger l'infatigable, aveugle et sourde mais bavarde, dans ses pérégrinations à la rencontre d'autres aveugles et sourds. On voit le monde qu'elle s'est construit, de paroles et de contacts, pour surmonter plus de dix ans d'alitement où les gens qui venaient la voir ne communiquaient qu'avec sa mère. On voit sa maîtrise de l'alphabet digital, véritable révolution. On prend l'avion avec elle, et c'est son premier vol, et c'est notre premier à nous aussi, forcément. Ce langage de la main à la main, ces visages qui repèrent, élaborent un espace dans l'obscurité, identifient les sources, tracent un ensemble de lignes qui forment un plan sur lequel se déplacer, touchent toutes les parties d'un corps qui forment un autre auquel s'adresser.

On rencontre des enfants nés ainsi, l'un, très gracieux, angélique, comprenant les mots dits en touchant la bouche de son interlocuteur, l'autre plus sauvage, malhabile, ancêtre documenté de Kaspar Hauser, dans son rapport complexe à la civilisation et à sa nécessité. On le voit prendre une douche, et là aussi c'est notre première douche. On les voit tous les deux apprendre à parler, l'orthophoniste tirant sur leur visage les sons qui doivent sortir.

On en rencontre un autre encore, et à chaque fois le film franchit un cap dans la solitude et l'isolement : c'est un enfant qui n'a jamais appris à parler, qui ne peut manger que des choses molles, et on l'observe en plan-séquence, dans une pièce, entre un lit et un radiateur - avec son temps, sa façon d'habiter l'espace, et portant une cravate pour l'occasion. Et ce sont des images qu'on n'a jamais vues. Quand Fini vient à sa rencontre, il la griffe et lui retrousse la jupe. Elle ne se démonte pas, elle est en mission dans le monde, elle s'intéresse à tout, à la politique, aux cactus, au catholicisme, et à tous ceux qui partagent son sort.

On rencontre enfin un homme, qui a su parler, et qui n'a plus voulu. Fini vient pour converser avec lui. Il s'en fiche. Il s'échappe de la conversation et rencontre un arbre. Il a vécu dix ans dans une étable, et préfère le contact animal ou végétal à celui des humains. Il touche toutes les branches de l'arbre, qui vont dans toutes les directions, il enlace le tronc.

Le documentaire d'Herzog est fascinant. Ce n'est pas du cinéma-vérité. C'est quelque chose de plus profond que ça, de plus drôle et de moins arrêté. Les moments qui émeuvent ne sont pas ceux où on reconnaît dans les personnages quelque chose de nous-mêmes, mais plutôt ceux où ils nous semblent définitivement étrangers - nous refusent, et vivent une vie qui n'est pas la nôtre (ni ne rêve de ressembler à la nôtre - ça, c'est le moteur de pas mal de fictions hollywoodiennes sur l'infirmité). Le pays du silence et de l'obscurité nous ignore. C'est un autre Royaume. Et dans cette différence sans cesse marquée, dans cet écart, le film nous accueille.


Multipla_Zürn
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de Werner Herzog

Créée

le 31 déc. 2022

Critique lue 27 fois

5 j'aime

Multipla_Zürn

Écrit par

Critique lue 27 fois

5

D'autres avis sur Le Pays du silence et de l'obscurité

Le Pays du silence et de l'obscurité
Morrinson
9

De l'ombre à la lumière

En se concentrant uniquement sur ses premiers travaux, du milieu des années 60 à 1971, on peut déjà commencer à dégager une constante chez Werner Herzog, du côté documentaire. Il a une façon de...

le 15 févr. 2016

17 j'aime

4

Le Pays du silence et de l'obscurité
Clode
9

L’arbre sous vos doigts

Sans vraiment y penser, vous vivez votre vie. Vous vous réveillez dans votre lit, vous buvez un verre de jus de fruits, d’oranges, de clémentines ou d’ananas, et puis vous allez travailler. Vous...

le 29 déc. 2016

13 j'aime

3

Le Pays du silence et de l'obscurité
Vernon79
10

Le monde du handicap

Le pays du silence et de l'obscurité, documentaire de Werner Herzog sur les sourds-aveugles. J'ai tendance à le voir comme un paradoxe : plus le handicap devient le sujet principal du film, plus on...

le 1 avr. 2020

12 j'aime

10

Du même critique

As Bestas
Multipla_Zürn
2

Critique de As Bestas par Multipla_Zürn

Un cauchemar de droite, créé par l'algorithme du Figaro.fr : un projet de construction d'éoliennes, des bobos néo-ruraux en agriculture raisonnée, des vrais ruraux sous-éduqués qui grognent et...

le 26 sept. 2022

44 j'aime

44

Les Herbes sèches
Multipla_Zürn
9

Critique de Les Herbes sèches par Multipla_Zürn

Les Herbes sèches est un film sur un homme qui ne voit plus, parce qu'il n'y arrive plus, et parce qu'il ne veut plus se voir lui-même au coeur de tout ce qui lui arrive. Il prend des photographies...

le 25 juil. 2023

37 j'aime

2

Moonlight
Multipla_Zürn
4

Critique de Moonlight par Multipla_Zürn

Barry Jenkins sait construire des scènes (celle du restaurant, notamment, est assez singulière, déployant le temps dans l'espace via le désir et ses multiples incarnations, à savoir la nourriture, la...

le 5 févr. 2017

37 j'aime

1