Dès ses premières images, Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara se place comme fidèle transcription cinématographique du roman de 1840 : une belle couverture brochée qui s'ouvre sur ce titre toujours aussi cryptique, des pages tournées, un découpage en deux périodes – en calque sur le roman... L'entreprise est périlleuse : le roman n'était pas des plus courts, mais sans longueurs, chacune de ses pages développant des personnages profonds dont les caractères interfèrent de façon complexe, ou rendant au lecteur dans toute sa substance la Société "au ralenti" de la Restauration.
Face à une adaptation, a fortiori d'un chef-d'œuvre littéraire, certaines questions se posent naturellement. Le matériau d'origine aura-t-il été respecté, correctement interprété ? Qu'apporte le transport d'un support à l'autre ? Car, certes, des simplifications s'imposent... mais de là à permettre à l'œuvre d'être simpliste ? Si le film que l'on s’apprête à jouer sait nous apporter des réponses convaincantes, on lui reconnaîtra sa raison d'être.


Qu'est Le Rouge et le Noir sans Julien Sorel, ce parvenu ambitieux aux penchants romantiques, assailli par sa conscience et son créateur d'insoutenables reproches, la première par des remords, le second par son ironie, à mesure qu'il nourrit son appétit de gloire et que se brisent ses illusions ? Sans ses personnages féminins magnétiques, qui, chaque page tournée, prennent chair dans toute leur complexité ? Malheureusement, ces qualités se voient très vite compromises.
Premièrement, par un mauvais choix d'acteurs : Gérard Philippe (32 ans) sait assurément endosser le rôle d'un jeune beau, fier et romantique ; mais il m'a semblé trop campé, trop droit... et trop vieux pour exprimer les premières candeurs de Julien. Ainsi la rencontre entre Mme. de Rênal et lui prend un sens tout différent, je dirais même, très commun : les appréhensions, Julien percé dans sa juvénilité, et ces jeux entre une "mère" et son "enfant" qui voudrait que ce jeu soit plutôt une chasse, sont effacés au profit d'un simple coup de foudre. L'abbé Chélan, figure d'autorité presque paternelle, spirituelle et humaine, dont l'ombre est jetée à chaque instant sur la conscience de Julien, n'est plus que le vieil homme en soutane parfois colérique, souvent presque bouffon, de l'image précédente. Encore une question de casting, mais qui se mêle aux faiblesses d'écritures que je traiterai tout à l'heure : Mathilde de la Mole est extrêmement mal interprétée, jusqu'au ridicule. Sur-jeux et cabotinages se succèdent, et le personnage perd tout son relief ; à la romantique prisonnière de l'aristocratie de 1830 nostalgique des aventures révolutionnaires que l'on connaît, est substituée une coquette impulsive et fière qui minaude. La nuit passionnée auprès de Julien, au terme de laquelle elle se réduit à la servitude en se coupant tout un côté des cheveux, se termine ainsi...


On l'a déjà senti en considérant l'inadéquation des acteurs avec leur personnage : ces derniers sont sabordés par de grands manques dans l'écriture. Nombreux sont les personnages tout bonnement retirés – nécessaire pour un film de trois heures seulement. Je regrette l'absence de Fouqué, seul ami de Julien, qui dans le roman donnait au destin Julien une échappatoire (un jalon essentiel pour comprendre le sort de Julien ; son absence va de pair avec la disparition des passages dans les grands espaces, qui avaient pour moi beaucoup joué dans la lecture du roman). De même, aucun personnage permettant un traitement de la Société de 1830 (Valenod, Frilair), n'est présenté... D'ailleurs, Frilair est remplacé par une énorme étrangeté : un acteur ne montrant pas son visage – ce qui au passage installe une tension folle, mais tout à fait importune – et allant jusqu'à... se cacher de la caméra ! Aléas de tournage ? Symbolique ? J'avoue m'être bien marré, mais pour ce qui est de trouver une raison à cette scène... On aura voulu se rabattre sur les histoires amoureuses, mais elles ont de même été vidées de leur substance : la séduction dans le jardin des Rênal est expédiée, Mme. de Rênal se voue dès les premiers instants à Julien, Élisa n'est rien qu'une possessive, etc. Et le film ne sait même pas trouver son indépendance ! Pour quelqu'un qui n'aura pas lu Le Rouge et le Noir, nombre d'éléments de l'intrigue resteront brouillés, tant la narration est hachée, disjointe.


Quant à l'image et à la réalisation, on ne peut faire plus académique. Le tournage en studio à budget réduit a valu des décors tout à fait factices et des éclairages lisses, quelques costumes bariolés. Paradoxalement, ces tares font valoir le génie de Stendhal à dépeindre des scènes somptueuses (la messe de la chapelle ardente, ou les jeux d'ombres dans la chambre de Mathilde). Quelques belles idées néanmoins : c'est quand Autant-Lara compose véritablement son œuvre en prenant ses distances par rapport au matériau d'origine qu'il brille. Je pense aux scènes qui closent les deux pans : 1° la messe du séminaire sous une lumière rouge christique ; 2° la visite de Mme. de Rênal à la prison, entièrement réécrite, et pour le meilleur.
Je poursuis dans les points positifs : Danielle Darrieux alias Mme. de Rênal, malgré quelques traits qui prononcent un peu trop son âge et des défauts d'interprétation dans la réécriture de son personnage, transcende ses scènes ; et, malgré ses trois heures, on ne s'ennuie que peu au long de ce film un peu creux, ponctué de scènes typiques, à grand renfort de figurants costumés, assez amusantes – une grande messe, un bal, un duc de Croisenois tout en panache, un combat d'escrime endiablé...


Le Rouge et le Noir le film est en somme assez maladroit. On aura surtout à se plaindre de la très mauvaise restitution des personnages, et de la complète évacuation de la matière historique du roman. Ne développant aucune problématique qui lui serait propre, et n'ayant pour catégoriser son style que l'épithète "Académique", il n'existe presque qu'en tant que mauvaise paraphrase du chef d'œuvre originel. Pour autant, le lecteur curieux et averti qui voudra réanimer son souvenir de la fameuse Chronique de 1830 pourra passer un bon moment. Assez paradoxalement, il saura prendre plaisir à comprendre les moindres ficelles du film, ayant dans une main le script détaillé qu'est le roman, dans l'autre un film très épuré, ce dernier se faisant presque didactique – une petite leçon pratique de cinéma, à son échelle.

Verv20
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le 2 avr. 2018

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