"Il ne faut surtout pas réveiller l'enfant."

Les longs-métrages de Tarkovski ont le saint don de bouleverser absolument tout ce qui se passe dans et hors de mon cerveau. Il y a comme une aura divine qui émane de ces plans, de ces arrêts contemplatifs, de ces réflexions métaphysiques, religieuses, philosophiques. Il semble qu'en plus de pouvoir inventer de nouveaux langages poétiques à travers des métaphores et autres prosopopées, Tarkovski a pu également faire accéder la technique visuelle du cinéma au rang d'art sacré, tant de simples plans comme le parcours lent de boue mélangée à de la neige peut élucider l'essence d'un problème métaphysique.

Offret, ou le Sacrifice, est un film suédois, bien que réalisé par un réalisateur russe. On s'émerveillera évidemment des plans magistraux et autres anecdotes (comme la longue prise de la maison qui brûle et les techniciens en pleurs) autour du film. C'est un monde que l'on pourrait qualifier d'intra-apocalyptique qui se déroule : les couleurs sont là pour en témoigner. Un début avec des couleurs vives, la plantation d'un arbre, les réflexions philosophiques qui tendent à détériorer la morale de cet Alexander, qui finira par faire mal à son petit-fils. A l'instar des tragédies grecques et classiques, le début d'Offret possède une fatalité irrémédiable vers la catastrophe, qui n'advient que vers le milieu du film : une espèce de guerre nucléaire s'est déclenchée, bouleversant chacun des personnages. Mais l'illusion l'emporte : quand les femmes se font injecter des anesthésiants, les hommes boivent. On ne tient pas à se rendre compte de la réalité. Pourtant, si le reste de la famille d'Alexander semble s'y accommoder, lui n'y tient pas. Aussi, sur les conseils de son ami Otto (je persiste à croire que la prégnance de la culture japonaise dans le film a pu donner ce nom, qui renverrait phonétiquement à "Papa" en japonais...), Alexander se rend chez la bonne, Maria, humble gardienne de moutons, pour enrayer cette fin du monde. Les épisodes bibliques sont fréquents : à un moment, Otto dira qu'il préfère Piero della Francesca à Leonardo. Des peintres très classiques, aux fresques religieuses célébrissimes, renvoyant à une vision divine du monde. Tarkovski nous renvoie d'ailleurs souvent à sa marque de fabrique : la contemplation de toiles religieuses, jusque dans les moindres détails. C'est une manière de montrer qu'au-delà d'un langage humain, ou d'une réalité naturelle, il y a des porosités, et le divin en fait partie. C'est une intercession entre homme et nature, un langage qui transcende tout. Aussi, n'est-il plus besoin de rien d'autre que de la transcendance : Alexander brûle sa maison, efface toute trace d'attachement au sol, fait table rase de sa vie, afin d'enrayer le cours infernal du monde. Faust aurait vendu son âme au diable, Alexander l'a vendue à Maria. Il a atteint cette porosité qu'est le divin, et l'enfant, que l'on ne voit pratiquement qu'au début et à la fin, a retrouvé la parole. La rédemption est venue du sacrifice, et des prières de son grand-père : en atteignant un langage divin, un monde inaccessible à ceux qui ne croient pas, qui n'espèrent pas, il a pu rendre sa vie, sa présence à cet enfant, qui clôt le film en récitant la première phrase de la Genèse : "Au commencement était le Verbe. Pourquoi, Papa ?" Les interrogations peuvent commencer, les exégèses bibliques également, le royaume de la spéculation et de la réflexion philologique également.

La fresque est maîtrisée, mais reste à mon goût cette amère impression d'être passé par d'importants obstacles pour parvenir à contempler ce film. Il ne se laisse pas découvrir nu, il faut sans cesse penser avant de voir. Tarkovski ne possédait pas le même langage que nous tous. On regarde Offret comme les Grecs regardaient les astres : on sait qu'on ne peut les atteindre, ni même les comprendre, mais pourtant on est émerveillé du spectacle, sans savoir si c'est ce que l'on voit qui nous émerveille, ou le fait même de le voir sans avoir à solliciter autre chose que nos yeux.
Alexandre G

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