Michel Piccoli et Anouk Aimée, au bord de la folie

Par son contexte de folie dans le cadre familial, d’une folie parfois dangereuse qui va petit à petit gagner l’écran et envahir le film, Le Saut dans le vide fait inévitablement penser aux Poings dans les poches, du même Marco Bellocchio. Sauf qu’ici, au lieu d’être dans un cadre rural où la famille est isolée, nous sommes en pleine ville, avec un magistrat comme chef de famille.
Mauro Ponticelli (Michel Piccoli) est juge. Il vit avec sa soeur, Marta (Anouk Aimée), qui, depuis quelques temps, montre des signes de plus en plus flagrants d’instabilité mentale. Elle parle seule, fait parfois de violentes crises où elle jette tout par la fenêtre… Cependant, face à la fragilité de Marta, c’est surtout la froideur de Mauro qui inquiète. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que c’est lui le personnage dangereux du film, celui qui est tout prêt à sombrer dans la folie criminelle. Il faut le voir jouer avec des ciseaux derrière la porte de la chambre de Marta, comme s’il imaginait s’en servir sur elle. il faut le voir aussi dans sa détestation des enfants, crever le ballon du fils de la femme de ménage. Il faut aussi entendre ses propos :
“Si je faisais ce que j’avais envie de faire, les cimetières déborderaient.”
Mauro Ponticelli est donc un personnage qui, derrière l’apparence d’un respectable bourgeois, cache un pervers potentiellement très dangereux. Il est habité par une vision très macabre du monde, vision sombre qui envahit l’écran. Ce film semble n’être que violence, que ce soit dans l’intrigue principale ou dans les détails d’arrière-plan (comme ces personnes qui se disputent pour un taxi). La violente misanthropie du juge rejaillit sur la vision que nous avons du monde alentour.
Ponticelli est un personnage malsain qui répand son malaise autour de lui. Il aime mettre les autres mal à l’aise autour de lui, les troubler, les déranger. Il avoue même ouvertement s’amuser à imaginer son entourage mort, puis tente de se rassurer en disant qu’il ne passe jamais à l’acte. Mais ne cherche-t-il pas à inciter quelqu’un d’autre à agir à sa place ?


Le Saut dans le vide se concentre donc sur la relation ambiguë et malsaine entre Mauro et sa soeur Marta. Une relation que le juge résume en une phrase :
“J’ai envie de la tuer et, une minute après, je lui offre des chocolats”
En effet, c’est un mélange d’amour et de haine qui va définir cette relation familiale. Mauro se sent responsable de sa soeur, il cherche à la protéger, à agir en grand frère et en patriarche. Ainsi, lorsque la famille se réunit pour décider du sort de Marta (traduction : pour savoir s’il faut l’interner, et où), il prendra la défense de sa soeur, proposera envers et contre tous les meilleures cliniques, même si l’argent familial ne suffira visiblement pas à les financer.
Mais Mauro veut aussi (et surtout ?) garder l’ascendant sur sa soeur. Il se pense supérieur à elle et veut contrôler sa vie. Il fouille dans son sac, cherche à la surveiller en permanence. Elle est son objet, sa chose, et il ne supporte pas l’idée que cette “chose” lui échappe. C’est peut-être pour cela qu’il va faire appel à ce comédien, Giovanni Sciabola (interprété par Michele Placido, le futur réalisateur de Romanzo Criminale) : pour continuer à contrôler les “sorties” de sa soeur et ses velléités de liberté.
Les flashbacks permettent de comprendre la situation. On y voit la fratrie livrée à elle-même, sans la moindre présence adulte, tyrannisée par le frère aîné, sujet à de très violentes crises de folie (c’est là que le parallèle avec Les Poings dans les poches est le plus flagrant). Seule Marta semblait pouvoir le calmer et elle était donc chargée de s’occuper de lui, ce qui la terrifiait.
Ce passé traumatisant va, petit à petit, envahir le présent. Les flashbacks sont toujours présentés en lien directs avec la situation actuelle, sans transition. On a même l’impression que ce passé se déroule dans le même logement qu’occupent actuellement Mauro et Marta. Parfois, les enfants du passé côtoient directement les adultes du présent, la distinction entre les deux périodes disparaît. Cette enfance traumatisante n’est pas soldée, ses conséquences se font ressentir dans le présent. Elle fait plus qu’expliquer les réactions actuelles, elle les dicte.


Dès sa scène d’ouverture, le film baigne dans une ambiance glauque de folie et de mort. Le film débute dans l’appartement d’une femme qui vient de se défenestrer (ou d’être défenestrée ?), alors que le répondeur de la victime crache un monstrueux message rempli de menaces de mort.
La fenêtre sera, dès ce moment-là, un élément de décor chargé de sens et très important dans le déroulement de l’histoire. La première image du film nous montre la tête du juge Ponticelli qui passe par la fenêtre. Une fenêtre qui, là, est donc synonyme de mort. Souvent, la fenêtre reviendra dans le film. Le juge sera plusieurs montré au bord d’une fenêtre, en équilibre précaire, images fortement symboliques de son instabilité mentale.
La fenêtre est aussi un moyen de communication avec l’extérieur, et le juge passera son temps à l’ouvrir ou la fermer en fonction de ce qu’il veut faire savoir. La fenêtre est donc une façon d’ouvrir ou de clore l’appartement.
Le logement qu’habitent les deux protagonistes est plus qu’un simple décor. Ses couloirs sombres, ses pièces vides, immaculées, sont l’extériorisation de l’esprit du juge.


Avec sa réalisation glaciale et un jeu important sur la bande son, Marco Bellocchio fait tout pour que Le Saut dans le vide soit un film éprouvant, glauque et malsain. Piccoli et Anouk Aimée, ayant tous deux reçu le prix d’interprétation à Cannes pour ce film, nous livrent une prestation exceptionnelle.
Article à retrouver sur LeMagDuCiné

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le 2 août 2020

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SanFelice

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