Le titre est beau, et bien trouvé. Il ne s'agit ni plus ni moins que le récit objectif d'une vie qui manque de sel, d'une vie pas vraiment vécue, de l'ombre d'un père qui a tracé un chemin pour le protagoniste, que ce dernier a suivi sans se poser plus de questions que cela. Une vie sans la penser, sans la rêver - "Je m'en fiche" répond t-il quand sa compagne lui demande où est la grande Ours. Philippe Garrel semble nous dire qu'il n'y a que les femmes qui pensent vraiment leur vie ; les hommes errent dans le privilège lâche et veule de leur séduction et des liens qui les cimentent entre eux.
Le film est intéressant car il ne parle que d'une seule chose en faisant semblant de passer à côté de son sujet. Son sujet, il est simple, c'est celui du Père, ou de la façon dont un fils s'obstine à habiter le monde dans le périmètre que son père a construit pour lui. L'intelligence est qu'il n'y a pas de conflit apparent, seulement des caresses désinvesties, des éloignements silencieux, des évitements lâches. Le protagoniste se venge de son père sur les femmes qu'il prétend aimer - il y a là une sorte de transfert d'une grande cruauté, et je crois d'une grande justesse. Et puis le père meurt et là le film se termine, abruptement, c'est tout.
C'est un film très ténu mais comme souvent avec Garrel, il y a un manque de radicalité. Ou alors, c'est plutôt que la radicalité adoptée par Garrel n'est pas celle qu'il faudrait. Je n'aime pas beaucoup son cinéma car il me frustre beaucoup : pourquoi se résigner à construire des récits balisés et deceptifs quand on est capable d'une telle puissance de surgissement, de sublimation ? Je crois que Garrel ne travaille plus beaucoup la matière. Je crois qu'il y a toujours beaucoup de beauté(s) dans ses films, mais les films sont souvents en eux-même très froids, mous, tristes. Les petites notes de piano de Jean-Louis Aubert, les fondus au noir, ce n'est même pas que c'est laid, ridicule ou bourgeois mais...pourquoi ? Même la mise en scène me semble pas toujours consciente de sa puissance. A quoi bon chercher encore des angles quand on a trouvé l'angle qu'il faudrait ? Au nom de quelle efficacité supposée ? Garrel a la force du plan unique mais il le tient de moins en moins. C'est sa beauté que le film saborde.


Un mot sur Oulaya Amamra. Elle n'est pas présente dans tout le film (et j'ai d'ailleurs beaucoup aimé ça, que le film s'organise sur des moments qui ne s'imbriquent pas, échappe au marivaudage attendu) mais je l'ai trouvé splendide. L'impression d'assister à l'éclosion d'une grande actrice, qui sait jouer l'abandon et la détresse avec sacrément beaucoup de dignité et d'intelligence. Et ce n'est pas facile de jouer ces sentiments là. Un plan m'a bouleversé, au début du fim - elle est au café, elle pleure et elle dit à Luc : "t'es doux". Le film nous montrera par la suite que non, Luc n'est pas doux, il est même tout l'inverse, brutal et négligent ; mais la force de persuasion pour le spectateur du regard de l'actrice fait tenir toute l'ambiguïté du film. Sans ce regard, le film s'écroule. J'ai eu l'impression que le vrai maçon, dans cette histoire, c'était Oulaya Amamra. Quand elle disparaît, tout de devient plus banal et je crois que c'est ce que Garrel veut. Pas moi.


Oulaya Amamra a eu du succès dans "Divines" qui avait fait grand bruit il y a deux ans. Elle était de tous les plans mais je ne me souvenais pas de son visage, tant il était noyé sous une somme invraisemblable d'affeteries et de chichis dégueulasses. Il y a deux sortes de cinéastes : ceux qui noient et ceux qui dévoilent. Garrel fait partie de la seconde catégorie. Mais une fois que le dévoilement a eu lieu, on ne sait que trop rarement ce qu'il y a derrière. Souvent des portes closes ; le film se finit ainsi. C'est un peu léger et je n'admire pas assez le cinéma de Garrel pour m'en satisfaire. Si j'étais pigiste au Figaro, j'écrirais que tout cela manque décidément de sel.

B-Lyndon
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le 14 juil. 2020

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B-Lyndon

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