On l’avait déjà constaté dans Vincere, Bellocchio atteste d’une grande maitrise lorsqu’il s’agit de confronter destinée individuelle et nationale. Après la figure de Mussolini, c’est celle du parrain de la mafia qui va imposer sa stature au Traître, sur une saga de 2h30 d’une densité impressionnante, jamais trahie par un rythme constamment nourri.


La question du classicisme se pose instantanément : sur un sujet pareil, et avec une telle ambition, les figures tutélaires du cinéma apparaissent comme des spectres, et hantent effectivement la séquence d’ouverture qui convoque le Visconti du Guépard pour le décorum (splendide soirée dans une villa, avec bal et feu d’artifice, dans une ambiance de fin d’époque qui irrigue tous les sourires) et Le Parrain pour ses personnages. Réunion de famille qui tente de construire une concorde aussi factice que le code mondain, avant que les masques ne tombent dans les semaines qui suivent.


Le Traître joue de l’alternance, en suivant la figure du paria, le protagoniste tentant la fuite au Brésil, vivant l’idylle tandis que les rues italiennes se rougissent des tueries, abandonnant ses fils d’un premier mariage pour tenter la nouvelle vie, alors que le sang sur ses mains sera évidemment indélébile. Pierfrancesco Favino, extraordinaire, compose à merveille sur ce canevas complexe, à la fois mari, père, criminel, égoïste préoccupé par ses intérêts propre et porte-parole de tout un folklore. Chaque séquence le voit jouer une autre facette, tout en sondant avec une grande pertinence la trajectoire qui le conduit au basculement d’un monde à un autre, sans qu’il n’ait réellement le choix.


Le classicisme des débuts fait donc place à une nouvelle ère, qui pourrait être celle sur laquelle se clôt les Affranchis : en quoi consiste le rôle de repenti, et ses conséquences sur l’univers codifié qu’il abandonne. La joute verbale avec le juge Falcone est un régal, le fonctionnaire prenant un malin plaisir à écorner le mythe du parrain et de son supposé code d’honneur qui mettrait sur le dos de l’arrivée de la drogue tous les maux et la fin d’un âge d’or où le patriarche aurait été au service de son peuple. A grands renforts de flashbacks admirablement gérés dans l’écriture, toutes les ramifications de la mafia sur la société italienne se dévoilent, des manifestations en soutien à ses conséquences sur l’emploi dans ces villes qui inscrivent partout leur haine pour les traîtres. Car la grande qualité du film réside aussi dans sa capacité à restituer cet esprit méditerranéen, la culture de la collectivité, l’expansion verbale et le regard qui tue, les cris et la théâtralité face à un système paralysé par sa rigidité. Le maxi-procès constitue ainsi un véritable sommet du récit, concentrant tout cet affrontement au sein d’un lieu qui ne peut décemment pas contenir ces débordements, farce grandiloquente où l’on moque, comme sur la scène d’un théâtre, les maladresses à vouloir circonscrire et contrôler un monde fondé essentiellement sur l’indiscipline.


Reste, derrière ce souffle collectif, les destinées individuelles, qui dépassent les séquences médiatiques et vouées à la postérité. L’histoire d’un homme de loi sacrifié à sa cause, d’un traître à qui l’on rappelle, même à la faveur d’un Noël américain, que le pays ne l’oublie pas, des enfants délaissés, des femmes éplorées. Au-delà de la légende dorée d’élites criminelles qui satisfont les fantasmes du spectateur, Bellocchio regarde surtout avec effroi l’étendue infinie d’une pieuvre qui ne cessera jamais de croître tant qu’elle pourra faire de la misère son terrain de jeu.

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le 30 oct. 2019

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Sergent_Pepper

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