Des scènes avec lui, j'ai l'impression d'en avoir vu des centaines. Certaines ont marqué ma mémoire plus que d'autres, évidemment. Le regard qu'il porte, plein d'admiration, sur Bacall lorsque celle-ci sort de la pénombre pour lui réclamer une allumette, le sourire carnassier qu'il esquisse lorsqu'il affronte un vieux pervers dans une serre suffocante, le masque qu'il tombe en faisant rire Hepburn... De ces rôles de privés cyniques, de romantiques désabusés ou d'aventurier au grand cœur, j'en retiens essentiellement un seul, celui de ce scénariste brisé qu'il tient dans In a Lonely Place de Nicholas Ray. Un rôle sombre et complexe à la démesure de son talent, un personnage tourmenté aux fêlures profondes qui sied à merveille à la gueule et à la personnalité de cet acteur atypique. Solitaire, alcoolique, impulsif, Bogart n’interprète plus un rôle, il est Dixon Steele.
Le titre Français fait référence à la violence qui semble caractériser le personnage. Et il est vrai que celle-ci apparaît à de nombreuses reprises dans le film, elle est présente dans certaines scènes, elle dite ou suggérée dans d'autres. La violence physique, c'est les coups que semble donner Dixon avec une certaine facilité. L'homme est un nerveux, un caractériel, pour lequel le seuil de tolérance est vite atteint. Il cogne, presque à mort, un automobiliste, il malmène ses collaborateurs voire même ses amis. L'homme impressionne, fait peur par son caractère imprévisible, c'est un bâton de dynamite prêt à exploser comme le décrit l'un des personnages. Forcément, lorsqu'une fille, qu'il vient juste de rencontrer, se fait sauvagement assassiner, il est le coupable idéal. La violence engendre toujours la violence. Seulement, le film de Ray ne cherche pas à brosser le portrait d'un homme violent. La violence n'est qu'un symptôme, comme pourrait être l'alcoolisme d'ailleurs, mais le mal est tout autre, bien plus profond, bien plus sournois.
Comme souvent, il faut s'en référer au titre original pour mieux appréhender le film. In a Lonely Place évoque la solitude et c'est bien ce sentiment qu'il faut avoir en tête pour apprécier le comportement anormal de cet homme. Les coups, l’agressivité, mais également les ricanements nerveux qui l'assaillent lorsqu'il évoque la mort de cette jeune femme ou ces verres d'alcool qu'il s'enfile sans retenue, sont symptomatiques d'un homme qui se débat comme il peut pour affronter une vie qui semble le rejeter de toutes ses forces. La solitude est une fidèle compagne, mais elle n'aide pas à guérir les blessures intimes ou les humiliations, bien au contraire, elle va même les aggraver. C'est ce qui arrive à Dixon. Est-ce la solitude qui a fait de lui un écrivain ou est-ce son métier qui l'encourage à s'isoler ? On ne saurait dire et qu'importe en définitive. L'homme ronge son frein dans son coin, il tente d’exister et expulse sa frustration à travers ses poings ou en la couchant sur le papier. Ironie du sort, on lui propose d'écrire une histoire qui n'est pas la sienne. Ce monde qui le rejette, vient le trouver pour adapter le bouquin d'un autre ; étrange utilité.
Pris entre une justice qui condamne sans préavis son comportement excessif et un milieu du cinéma qui utilise son talent sans lui donner la moindre reconnaissance, Dixon va réapprendre à vivre auprès de sa séduisante voisine comme un bègue tente de parler correctement ou un estropié tente de se déplacer avec des béquilles. C'est difficile et laborieux mais la volonté est là. C'est cette impression qui prédomine rapidement dans In a Lonely Place ! Ray filme la sérénité et le calme qui semble revenir chez Dixon lorsque celui-ci se laisse prendre au jeu de l'amour, notre homme se pose pour écrire, se montre aimable avec ses amis, tendre avec sa belle. Mais l'amour peut-il suffire à vous sortir de votre malaise lorsque la suspicion est omniprésente et lorsque la société, et même vos proches, ne cessent de vous juger ?
La réussite de Ray est d'avoir élaboré une atmosphère très hitchcockienne, jouant sur les apparences et les faux-semblants pour déstabiliser le spectateur. La belle voisine nous apparaît suspecte au premier abord. Elle aide un peu trop facilement Dixon, prétextant qu'il a un beau visage. Elle ne semble pas attirée vers lui, bien au contraire. Cette beauté froide, très bien incarnée par Gloria Grahame, apparaît aux yeux du spectateur comme étant la parfaite héroïne hitchcockienne ou alors une femme fatale qui ne va pas hésiter à manipuler notre bonhomme. Heureusement, Ray ne se lance pas dans un simulacre de film noir ou de film d'Hitchcock. L'histoire évoluant, on se prend rapidement d'empathie pour cette voisine et on partage rapidement ses doutes concernant la culpabilité de Dixon. Même si la mise en scène de Ray manque quelque peu d'ambition, que ses personnages secondaires sont beaucoup trop effacés et que l'intrigue policière passe vite au second plan, il réussit à entretenir le doute dans l'esprit du spectateur jusque la fin .
Mais le principal atout de ce film reste Bogart qui signe une composition tout à fait remarquable. C'est avec force qu'il incarne ce personnage, écorché vif, que la solitude étouffe et qui souffre de l'incompréhension des autres. Comment communiquer avec eux ou avec la femme qu'on aime, lorsque ceux-ci vous regardent avec des préjugés ? C'est un peu la question que pose le film et que Dixon tente de résoudre. L'amour est une bouffée d'oxygène pour lui, qui ravive un peu la flamme qu'il avait en lui et qui le consomme davantage maintenant. Une situation résumée par la citation extraite de son scripte : I was born when she kissed me. I died when she left me. I lived a few weeks while she loved me.