Il aura fallu son sens inné de la chorégraphie, du rythme et de la maîtrise de l'espace scénique, pour donner à un genre, bien souvent dénué d'intérêt, toute sa raison d'être. Parce que la vie n'est qu'une vaste représentation, Bob Fosse aborde celle de l'humoriste Lenny Bruce par le biais du spectacle, numéro de cabaret ou télévisuel, afin de mettre en lumière le destin d'un homme qui est passé de comique raté à icône de la contre-culture en quelques années. Une trajectoire étonnante rendue possible autant par sa verve satirique que le symbole social qu'il représente. En inventant le stand-up, Lenny ose tout et libère sur scène une parole jusqu'alors confisquée par les bien-pensants et les moralistes ; l'Amérique conservatrice grince les dents, la jeune génération applaudit, le véritable show ne se situe plus devant les projecteurs mais bien derrière, dans les gradins d'un pays où s'élèvent les chants hypocrites et les désirs de liberté.
L'évocation d'un pays, d'une société, à travers le destin d'un personnage historique a beau être un exercice courant, la question du rapport à la réalité finit toujours par se poser. Le risque étant souvent de dénaturer les événements ou d'édulcorer les personnalités, ce qui rend la plupart des biopics peut passionnant à observer. Bob Fosse, quant à lui, évite brillamment l'hagiographie en brossant un portrait très nuancé de l'artiste... Par souci de crédibilité, il fait preuve d'objectivité lorsqu'il évoque la vie de Lenny Bruce mettant en avant aussi bien ses zones d'ombre (dépendance à la drogue ou au sexe, cruauté envers ses proches...) que ses propres contradictions. Et c'est là où le film se distingue des productions habituellement insipides : avant de s'attaquer au comportement de toute une communauté, il prend le soin de fustiger celui de son principal protagoniste qui n'hésite pas à faire ce qu'il dénonce avec véhémence. Hypocrite, Lenny l'est tout autant que les autres, se donner le beau rôle lui permet d'assouvir son goût immodéré pour le luxe et l'argent.
Seulement, contrairement à la plupart de ses congénères, notre homme se soigne et utilise la scène comme lieu de thérapie. Avant d'être dénonciateur, les mots prononcés ont une valeur cathartique, altérant progressivement l'image du saltimbanque afin de mettre à nu l'homme et ses failles intimes. Bob Fosse a du doigté et le prouve une nouvelle fois car dans un spectacle où les mots injurieux choquent la prude oreille, c'est le mal-être d'un pauvre bougre qui apparaît au centre de la scène, dans une pudeur extrême, à peine maquillé par la lumière blafarde des projecteurs. Le travail sur la photographie, les jeux de lumière (scène, reportage télé) et la coloration résolument jazz confèrent au film une ambiance mélancolique des plus prégnantes. Et comme Dustin Hoffman et Valerie Perrine déploient des trésors de sensibilité, Lenny, plus d'une fois, touche au sublime : le désarroi d'une femme apparaît en off lors d'une interview ; la dérive pathétique d'un homme se devine lorsqu'il ne fait rire plus personne, touchant même le fond lors d'une incroyable séquence où le clown triste en est réduit à tourner le dos à son propre public.
Mais s'il parvient à nous émouvoir, c'est surtout par sa capacité à révéler les maux de son époque qu'il nous convainc totalement. Pour ce faire, Bob Fosse lorgne du côté du maître en la matière, à savoir Orson Welles et son mythique Citizen Kane. On retrouve ainsi la structure complexe du récit où s'entrecroisent spectacle, interview et flash-backs centrés sur les moments d'intimité. La méthode employée donne au portrait esquissé toute sa vigueur, mais surtout elle permet de mesurer l'évolution de l'image que l'on se fait de Lenny. Celle-ci va continuellement osciller, au fil du temps, entre comique médiocre et génial fantaisiste, entre provocateur vulgaire et dénonciateur subtil... Lenny va-t-il véritablement évoluer pendant cette période ? On l'imagine mais on ne serait pas le dire véritablement tant son portrait semble parcellaire. C'est sans doute le principal point faible du métrage, ses agissements sont parfois difficiles à comprendre, compliquant notre empathie à son égard.
Qu'importe au fond si toute la vérité n'est pas faite sur l'homme privé, tant que l'image que l'on a de l'homme public met au jour le vrai visage de la société. En alternant des séquences prises à des moments différents, le film met brillamment en avant l'hypocrisie et le moralisme douteux qui prédominent alors en toute impunité : on aime ou on conspue suivant les circonstances, on dénonce en public ce que l'on pratique en privé... Bien sûr, on remarquera que ces comportements n'ont guère changé avec le temps et on regrettera surtout que la forme prédomine toujours sur le fond. Car malgré sa crudité et son goût pour la provocation, Lenny ne faisait que dénoncer la pudibonderie et l'intolérance. Après que les mots aient fait leur effet, Bob Fosse laisse à l'image le soin de l'éloquence, en clôturant son film sur la vision du corps sans vie du comique et de nous interroger par la même occasion : Où situons-nous l'indécence, entre quelques vulgarités prononcées en public et la photo exhibée d'un mort, nu à même le sol ?