WESTERN



Une immensité blanche, cimes fermant l’horizon, forêts et neige partout.
Dans ce néant blanc, une diligence lancée à vive allure, portée par les vagues épiques d’Ennio Morricone.


Les westerns, ceux de la conquête de l’Ouest s’ouvrent toujours sur une frontière – celle délimitée par la Pecos River, presque toujours à sec, séparant deux déserts – celui du monde connu, civilisé, et au-delà, l’ouest sauvage. Barbare.


Ici c’est un calvaire, avec un Christ émacié, découvert dans un angle impossible (au point que l’on croirait voir un écorché, presque momifié, prêt à hurler), une croix émergeant de la neige et du néant, qui marque l’entrée dans cet inconnu sauvage. Mais on n’est plus tout à fait au temps des pionniers, l’Amérique porte à présent les plaies de la guerre de Sécession – et, selon les mots de Tarantino lui-même (emprunté à un ami, sur un aspect du film auquel lui-même "n’avait pas pensé" – « ce serait mon premier film post apocalyptique. A l’extérieur, il n’y aurait que terre gelée … »


Quant à l'auberge relais, perdue quelque part dans ce désert, elle pourrait aussi bien évoquer le saloon du juge Roy Bean. Mais la justice y est encore plus approximative -et les survivants qui parviennent aux frontières de ce néant enneigé, en direction d’une ville inconnue sur les cartes, Red Rock, et à l’existence incertaine, sont à la fois la lie du monde, hors-la-loi, assassins, chasseurs de primes, bourreaux, anciens soldats en déroute, sheriff très improbable – ou encore les représentants contrastés d’une Amérique « ordinaire », yankees, noirs, Mexicains, avec leurs cortèges de haines mal enfouies.



PARENTHESE



(Comme toujours, Tarantino, cinéphile ultime, n’hésite pas à parsemer son film de références – mais peut-être un peu moins ici que dans ses opus précédents. On citera The Thing. Ce prologue m’a aussi fait penser, incidemment, à Fargo et aux Coen – pour la neige, pour l’énorme statue à l’entrée du village, très singulier calvaire et aussi, surtout, pour leur plaisir à se jouer du spectateur, avec l’arrivée d’un personnage posé comme essentiel, et éliminé à peine arrivé ; on se souvient de Woody Harrelson dans No Country ; ici ce sera …)



HESITATIONS



Il faut être en forme, concentré, pour aborder les 8 Salopards. L’affaire est longue, près de trois heures, la première partie essentiellement constituée de dialogues très écrits, jamais gratuits, ce qui impose un maximum d’attention, avec le risque, par instants, de perdre le spectateur. Le film est en fait construit, clairement, sur le modèle de Reservoir Dogs, une première partie essentiellement constituée de dialogues (l’action se réduisant aux coups plus que violents assénés sur la femme entravée), une seconde partie où l’action explose dans l’ultra violence. De fait le film sera tout sauf consensuel, et parfois difficile pour sa première approche : long puis gore, noyé sous des flots d'hémoglobine et de liquides divers (certains iront jusqu’à parler d’obsessions « pré-pubères »). Un long flash-back réunissant le capitaine Marquis (Samuel Jackson) et une victime improbable est particulièrement glauque. Le traitement réservé à la femme, sur laquelle on cogne, on tire, on dégueule mais qu’on n’abat pas pour garder en réserve un ultime supplice, tout cela peut effectivement perturber – et je suis ressorti assez perplexe de cette première découverte du film. A cette heure, je me réfugie, très lâchement derrière une notation « prudente ». Mais supérieure à celle prévue après le ressenti immédiat. Et sans doute inférieure à celle à venir, à mesure que le film perdure, poursuit et semble de plus en plus riche.



L’AUBERGE ROUGE



La violence de Tarantino est aussi (d’abord ?) ludique. Et esthétique : ces 8 Salopards relèvent aussi du grand guignol.


Mais pas seulement.


Le maquillage de Jennifer Jason Leigh, au-delà de tout expressionnisme, est effectivement celui d’une sorcière, d’une créature sortie des mythologies les plus reculées, et le rouge qui envahit le visage évoque davantage un masque antique que la « réalité » du sang. – et il en va de même pour les litres de liquide rouge, ou bleuâtre -les conséquences d’un empoisonnement au café transformé en bouillon d’onze heure dans un relais-auberge qui ressemble de plus en plus à un vestibule de l’enfer ...


On est sans doute dans le grand guignol, mais tout autant dans la tragédie, dans l’épopée antique. L’Iliade et l’Odyssée sont pleines de ces violences extrêmes, de ces tortures et de ces horreurs sanguinolentes. Qu’on se souvienne, à la fin de l’Odyssée du sort atroce réservé aux prétendants, aux servantes, et de l’accumulation des tortures prévu pour le traître ultime.


Le film de Tarantino s’inscrit aussi dans cette grande tradition.



THEATRE



Tarantino revendique d’ailleurs, de la façon la plus explicite, la théâtralité de son film – au point d’envisager à court terme de s’adonner presque exclusivement au théâtre, et à son goût de plus en plus marqué pour les mots, pour les dialogues , pour l’écriture. Et sont théâtre filmé est (presque) classique, avec le respect rigoureux de la règle des trois unités.


Presque. Parce qu’en fait il ne s’appuie sur les codes, évidemment, que pour les détourner.
Ainsi de l’unité de lieu(x) qui changent après l’entracte, de la diligence à l’auberge. Et plus encore pour l’unité de temps : un premier flash-back, pour une fellation enneigée ; et puis, une rupture brutale, avec un amont essentiel et soigneusement masqué.


Et la théâtralité manifeste, se trouve aussi transcendée par la réalisation : la scène est posée, avec tous ses éléments de décor (dont certains en extérieur), mais à l'intérieur de cet espace confiné, tous les mouvements de caméra, qui isolent ou rapprochent, les profondeurs de champ où les centres d'intérêt se modifient, se dissimulent, se recouvrent, où chacun défend l'espace qui lui est assigné, la direction des regards et le jeu de lignes entrecroisées qui en résultent, c'est bien le langage du cinéma qui fait aussi exploser l'illusion théâtrale.


Aucun doute - dans les huit salopards, ce sont bien les masques, les faux-semblants, les mensonges (ou pas) qui constituent l’essentiel du récit.



GRANDE ILLUSION



Tarantino joue avec les spectateurs – et ce n’est pas un hasard si c’est lui, en personne qui assure la voix off après l’entr’acte .


Il joue aussi avec leurs nerfs, en rajoute sur l'attente : mais à présent ce n'est plus aux dialogues qu'il revient d'étirer le temps, mais à des situations absurdes : la porte déglinguée, détruite à chaque nouvelle irruption de personnage, puis "réparée avec planches, marteaux et clous, à de multiples reprises et toujours en temps réel ; l'installation du passage entre l'auberge et la grange, aussi belle qu'inutile, avec poteaux et cordes, là encore en temps (presque) réel.


Se méfier des apparences – dès le titre : on tentera longtemps, mentalement et en vain, d'identifier qui sont les fameux huit horribles du titre ; et à l'instant même où on croira être arrivé au compte est bon, une histoire de trappe et de sous-sol viendra à nouveau inviter à reprendre les calculs ...


                                         - dès les titres des parties  successives, inscrits sur l'écran, qui rythment le film et qui devraient être là pour guider le spectateur :

La dernière diligence pour Red Rock : à entendre pour le futur, d’autant plus que rien, vraiment, ne nous assure de l’existence de cette ville fantôme. A moins que la formule ne face référence au présent, ou au passé : la dernière diligence, cela peut aussi vouloir dire … qu’une autre est passée avant et que …


Ou encore – le secret de Daisy Domergue , secret qui peut être révélé sans risque de spoiler puisque la voix off nous informe immédiatement de l’empoisonnement du café… mais sans dévoiler l’identité de l’empoisonneur … qui finira par se dénoncer lui-même sans que cela change rien à l’affaire ...


Et Tarantino ne cesse jamais de jouer, d’éliminer instantanément ses personnages sitôt qu’il semble leur accorder le premier rôle ... En réalité il n’y a pas de « héros » - le centre de la pièce se déplace sans arrêt.


Tout le monde fait semblant en réalité, tout le monde ment : faux bourreau, fausses visites aux vieilles mères, faux littérateur (Madsen !). Tout le monde ment ... ou pas : la ville de Red Rock où l’on n’arrivera jamais, le sherif improbable de cette ville, la lettre de Lincoln, constamment au cœur de l’intrigue … vérités ou mensonges ?


Tarantino joue. Son cinéma est d’abord ludique, il secoue, fait rire (mais le rire n’est jamais loin du rictus), piège. Le dévoilement de l’enquête, imparable, conduite par Samuel Jackson (avec un dévoilement définitif de la relation entre Américains et Mexicains) est jubilatoire.


Ludique mais pas tout à fait gratuit. L’auberge, le relais qui appartient à la grande tradition du western (comme les duels ou les parties de poker, mais ici, on joue plutôt aux échecs) est soigneusement découpée en zones, comme les Etats-Unis d’Amérique, où chacun, très statique, défend en fait le fragment de territoire qui lui est confié – sur fond de racisme et d’apocalypse.


Quelque part entre grand guignol et tragédie.

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le 8 janv. 2016

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