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Ah quel plaisir !


Quel plaisir de sentir le souffle de la modernité à travers une œuvre dite "classique". Quel plaisir d'être pris par la puissance d'un film mélangeant harmonieusement drame humain, passion amoureuse et critique sociale. Les Amants crucifiés est un splendide mélodrame dans lequel Mizoguchi défend le droit à l'amour... mais c'est surtout un profond drame social où l'on voit comment la société, avec ses privilèges et ses lois machistes, parvient à broyer les plus faibles, notamment les femmes. Un film orchestré de main de maître par un cinéaste sûr de sa réalisation qui délaisse toutes esbroufes pour transcender l'essentiel, les valeurs humanistes et la pureté des sentiments. Mais c'est également un film porteur d'un regard avant-gardiste sur l'adultère, car cette liaison n'est pas jugée ici au regard de la morale mais elle est représentée comme l'expression d'un amour étouffé par une société sclérosée.


Mizoguchi, cinéaste de la femme s'il en est, place au cœur de son film l'une de ses héroïnes dont il a le secret. À l'époque du Japon féodal, O-San est une femme dont l'existence propre semble niée par la société et son entourage. On comprend vite que son union avec Ishun, grand imprimeur du palais, a tout du mariage arrangé. Elle ne partage rien, ni passion ni intimité, avec cet homme qui n'hésite pas de son côté à la tromper ouvertement avec les serveuses. Sa famille ne se montre guère plus avenante à son égard, sa mère ne cherchant qu'à garantir l'honneur familial et son frère la presse comme un citron pour éponger ses dettes. O-San, résignée, accepte donc sa position de victime et lorsqu'elle veut aider son vénal de frère, elle se retrouve bien malgré elle entraînée dans une situation compromettante. Avec l'aide de Mohei, serviteur dévoué et secrètement amoureux, elle entreprend de soutirer de l'argent à son pingre de mari, mais suite à un quiproquo elle se retrouve accusée d'infidélité. Pour tenter d'échapper à cette fatalité dont elle semble prisonnière, elle s'enfuit avec son complice d'infortune, s'affranchissant enfin des contraintes sociales, elle va pouvoir finalement rencontrer l'amour et ainsi devenir "femme" à travers le regard de Mohei. L'amour transcende, donne la vie à ces êtres jusqu'alors docilement soumis, insuffle une force que rien ne pourra arrêter, surtout pas cette société avec ses règles et ses lois d'un autre temps.


Dès le début, Mizoguchi annonce le destin tragique de ses héros en montrant la fameuse scène de crucifixion, châtiment ultime réservé à la femme adultérine et à son amant. Cette séquence, symboliquement très forte, permet au cinéaste de mettre en scène tous les ingrédients de sa tragédie : l'amour impossible, la société qui condamne la différence, la lâcheté et l'hypocrisie des hommes. Mourir ou se soumettre, semble nous être la devise de cette civilisation. La liaison adultérine n'est pas considérée, par Mizoguchi, comme la trahison de l'épouse envers le mari mais plutôt comme la concrétisation de son épanouissement : la femme se libère ainsi de l'emprise machiste de son milieu, impose et exprime ses sentiments.


Durant la première partie du film, il met en scène avec efficacité l'emprisonnement symbolique, mais ô combien réel, des deux amants. À part la scène de la crucifixion, le reste de cette partie se situe presque en huis clos, dans un foyer conjugal qui ressemble à une vraie prison aussi bien sur le plan sentimental que social. La fuite du couple, hors du foyer et de la communauté, va leur permettre de trouver l'amour au milieu d'une nature si pure. Contrairement à une première partie étouffante, la seconde prend alors une autre dimension, plus grande, plus belle et riche en émotions. Mizoguchi rend compte de la pureté de cet amour en filmant le calme et la sérénité des eaux de l'étang ou la majesté de ces montagnes immortelles. À l'instar d'Adam et Eve dans le jardin d'Eden, O-San et Mohei peuvent enfin exister et exprimer leur passion. Le cinéaste multiplie ainsi les plans où nos deux personnages s'enlacent, se touchent, tentent de se quitter pour mieux se retrouver ; l'amour arrive assez tardivement dans l'histoire mais sa force monte vite crescendo, transportant le spectateur, faisant passer ces personnages de victimes soumises à des êtres totalement libres. La dernière scène est d'ailleurs magnifique, comme souvent chez Mizoguchi, où l'on voit les "insoumis" avancer sereinement vers leur châtiment, la société n'aura pas raison d'eux !


Le film est superbe, dense, avec des personnages étonnamment fouillés et complexes (et pas seulement les deux héros), passionnant et passionné. Même si personnellement, je conserverai en mémoire cet impressionnant réquisitoire de Mizoguchi en faveur de la femme et des libertés individuelles envers ces formes de sociétés avilissantes. Car si l'histoire se déroule durant le Japon féodal, le parallèle avec la société de l'époque est troublant puisque le mariage arrangé, les coutumes machistes et la loi du plus fort persistent toujours. Seul l'exclusion sociale a remplacé la crucifixion pour les récalcitrants ; quelle modernité !

Procol-Harum
9
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le 25 août 2023

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Procol Harum

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