A Zruč nad Sázavou, petite ville de la Bohême centrale, il n'y a plus d'hommes. Ce phénomène n'est pas expliqué, mais le constat est là : les ouvrières de l'immense usine de chaussures ne peuvent se divertir au sortir du boulot, elles rentrent directement à leur "internat". Par altruisme ou par intérêt, le directeur de l'usine qui est aussi maire de la commune demande à l'Armée d'installer chez lui une garnison. Le gradé auquel il a affaire est réticent : trop loin de la frontière, aucun intérêt stratégique. Mais notre homme insiste, tape même plus haut pour l'obtenir (même si la scène n'est que suggérée). Bon, d'accord, allez, il l'aura, sa garnison. Mais pas celle qu'il attend : au lieu des beaux jeunes hommes attendus, ce sont des réservistes qui débarquent. Laids, ventripotents, le regard bovin, Milos Forman ne fait pas dans la nuance. La déception est au rendez-vous chez la gent féminine.

On les retrouve au bal. Hommes et femmes s'observent en chien de faïence. Milos Forman, sous l'influence de la Nouvelle Vague française mais aussi du néoréalisme italien, cadre de près des visages, des corps en action, des expressions prises sur le vif. Timidité et gêne de part et d'autre. Une jeune femme est trop heureuse d'être invitée, fût-ce par un gros patapouf.

Forman focalise ensuite sur deux tables de femmes, dont l'une est plus jeune, plus jolie (et plus blonde) que l'autre. En face, trois réservistes très peu sexy lorgnent cette dernière. Ils décident de lui faire livrer une bouteille, mais le serveur se trompe de table ! Cruauté de la rectification, lorsque le serveur vient reprendre la bouteille et les verres aux trois brunes tout heureuses, pour les déposer à la table d'à côté. Le stratagème fonctionne, l'un des réservistes empâtés s'empresse de rajuster sa cravate et d'ôter son alliance, qui vient rouler sous la table des brunes. Obligé de ramper pour la récupérer entre les jambes des dames.

J'ai pu lire que cet humour n'était pas très fin, j'en conviens, mais il sied bien à la situation non ? Milos Forman jette ainsi un regard ironique sur le projet très grossier du maire. Inexplicablement, les deux trios sont toujours ensemble lorsque la soirée s'achève et que les musiciens quittent la salle. Seul le pianiste continue à jouer. Nos trois balourds tentent leur chance, où peut-on poursuivre la soirée ? Dans la forêt ou au parc, on n'est pas à Prague ici... Les filles se retirent pour délibérer une décision, les trois hommes font de même. Les deux plus épais décideront de rentrer se coucher, au grand dam du troisième. "Ce qui est dommage, c'est pour la bouteille [celle qu'ils ont payée aux filles]", dit l'un d'eux, à quoi l'autre répond : "tu croyais quand même pas que ce serait gratuit ? Y a qu'avec ta femme que c'est gratuit... et encore". Classe. Le moins rebutant des trois trouvera quand même une dame pour sa nuit, chaperonné en cela par le maire qui aura au moins enregistré un succès...

Quant aux filles, elles décideront elles aussi de rentrer sagement, probablement comme la plupart des femmes présentes au bal, ce qui n'empêchera pas la sévère leçon de morale de la part de la directrice de l'internat : si vous voulez trouver un mari, comportez-vous de façon correcte. Une forme de répression de la liberté par le prêchi-prêcha qu'on va retrouver à la fin du film. En tout cas, un vote des femmes à l'unanimité choisit de rentrer dans le rang. Sauf pour Andula, absente...

Au sein du trio de filles, Milos Forman focalise en effet sur la blonde du titre, incarnée par sa belle soeur. Le film s'ouvrait sur elle, racontant à sa copine son hésitation entre deux hommes, l'un qui lui a offert une bague, l'autre qui lui plaît plus mais est marié. Dans l'espoir de le retrouver (lequel ? je ne sais plus), elle a noué une cravate à un tronc d'arbre (beau plan sur les troncs, décor toujours très cinégénique). Un garde forestier plus âgé, marié et pas très joli l'interpelle, finit par la draguer. Voilà qui annonce ce qui va suivre. Andula ne se séparera jamais de cette cravate, symbole de l'amour qu'elle cherche.

Elle a craqué sur le jeune pianiste, Milda, qui tranche sur la masse peu alléchante des réservistes. Bingo, celui-ci veut l'emmener dans sa chambre. Il faut vaincre sa timidité, mais notre dragueur est très insistant - aujourd'hui, il tomberait sous les fourches caudines de #metoo. Il lui fait le coup des lignes de la main, trouve une cicatrice, stigmate d'une tentative de suicide qu'Andula explique par un conflit avec sa mère, mais qu'on devine liée à un chagrin d'amour... La relation, dès le départ, est basée sur le mensonge puisque le pianiste, de son côté, commence par affirmer qu'il ne s'agit que de "discuter" dans sa chambre.

Tu parles. En une ellipse, on découvre Andula nue de dos, une main la caressant maladroitement. Andula est pudique, il faut éteindre la lumière. L'occasion d'une très jolie scène, comique, puisque le rideau se relève sans cesse. Milda aussi se relève, finit par y parvenir, son ombre lui donne des airs de prédateur. Et en effet, Andula reste tendue alors qu'il l'entreprend. Peut-on pour autant parler de viol, comme le fait une plume de SC ? Chacun jugera, je n'ai vu pour ma part qu'une forme de pudeur s'exprimer. On n'imagine mal, par ailleurs, une fille qui vient de se faire violer si apaisée l'instant d'après. Ce moment tendre nous donne, en revanche, à voir cette même pudeur de fort jolie manière : Andula couvre ses seins de son bras (classique) quand la tête de Milda repose sur son pubis, le cachant au public. Leur échange est délicieux, entre Milda qui compare le corps de sa partenaire à "une guitare peinte par Picasso" (l'ouvrière Milda ignorant ce nom) à sa litanie des "je n'ai pas de copine à Prague" qu'Andula tente de bâillonner (par jeu ou par intuition du mensonge que son amant profère avec culot ?). Cette ambigüité est typique du film, que l'on pourrait qualifier d'acidulé : entre gaieté et gravité. Ainsi les scènes du bal sont-elles à la fois légères, par le grotesque des situations, et poignantes, car on voit des femmes qui acceptent malgré tout les invitations tant elles sont pétries de solitude.

Mais toutes ne sont pas encore prêtes à s'affranchir du système représenté par le très paternaliste maire. C'est Andula seule qui incarne le désir de liberté de la jeunesse tchèque, celle qui mènera, trois ans plus tard, au sanglant Printemps de Prague. Elle commence par tourner le dos à la tradition, incarnée par la bague, rejetant son prétendant qui a eu le tort de ne donner aucun signe de vie depuis longtemps. Puis se montre audacieuse : elle monte à Prague en stop, se rend au domicile du pianiste. Mais, comme l'émancipation est ici incarnée par les femmes, le jeune homme est encore sous la coupe du système traditionnel : il vit chez ses parents. Qu'à cela ne tienne, Andula n'hésite pas à sonner chez eux. Elle ne sait que répondre aux questions insistantes de la terrible mère : "où pensais-tu dormir ?". En réalité, Andula n'avait rien prévu d'autre que de tomber dans les bras de son bien-aimé. Le père est plus humain. Tous deux finissent par s'endormir autour de la table, alors que la matrone continue ses péroraisons : l'image est comique.

Milda, qu'on a vu draguer une brune entre temps, finit par rentrer. En bon coureur professionnel, il a déjà oublié Andula, dont seuls les pieds et une touffe de chevelure blonde dépassent du lit. La mère n'entend pas les laisser se câliner sous son toit, parce qu'il faut que son fils "se repose". Plus qu'à lui ouvrir le lit conjugal, ce qui donne lieu à une scène épique, où le fils et le père changent plusieurs fois de place, sous la logorrhée moralisante de la mère (qui a oublié que son fils devait se reposer) ! Finalement, elle lâche une méchanceté à l'égard d'Andula, qui écoutait derrière la porte. Le film s'achève quasiment sur la jeune fille, le visage écrasé contre la poignée de la porte, pleurant à chaude larme. Très belle fin, qui joue sur ce registre tragi-comique qui caractérise le film.

Ton original, justesse du choix des cadres (plans larges pour les scènes en usine ou pour celles de bal, plans américains ou rapprochés lorsqu'il s'agit de l'héroïne), beauté des plans (par exemple, la deuxième scène de bal, où l'espace vierge de la salle est envahi peu à peu par l'angle nord-est de danseurs minuscules), Milos Forman s'affirme comme un authentique auteur dans sa période tchèque, un peu comme Polanski, qui signa dans sa jeunesse des films audacieux (Cul-de-sac, Répulsion). Milos Forman s'installera ensuite aux Etats-Unis, où il réalisera notamment Vol au-dessus d'un nid de coucou, Amadeus et une version des Liaisons dangereuses qui n'a rien à envier à celle de Stephen Frears.

Pour son deuxième long métrage, le Tchèque signe une brillante charge allégorique contre le régime oppressif communiste. Comme beaucoup de films de l'Est de cette époque (citons Le Départ de Skolimowski et Trains étroitement surveillés de Menzel), il s'agit d'un appel à la liberté, presque constamment soutenu par du jazz, musique de l'émancipation qui tranche avec les fanfares lourdaudes du crû. A la scène dans l'usine de chaussures, suintante de vacarme et de promiscuité, succède la nuit dans des grands dortoirs à touche-touche : toutes deux nous font ressentir un besoin d'évasion. Sous des dehors légers, Les amours d'une blonde est fondamentalement sombre. Et sa conclusion comme un oracle : Andula pleurant derrière une porte, ce sera bientôt toute la jeunesse tchèque meurtrie derrière un mur.

7,5

Jduvi
8
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le 30 août 2022

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Jduvi

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