Pour son premier long-métrage, prix de la critique internationale à Cannes, le réalisateur chilien Felipe Gálvez frappe fort en évoquant l’histoire oubliée de son pays, celle qui n’est pas uniquement écrite du point de vue des conquistadors glorieux du XVIe siècle. Un point de vue nouveau dont la matérialisation à l’écran se fait à travers les yeux de Segundo, personnage métis, mi-chilien mi-indien, qui sera le témoin privilégié et forcé d’une histoire nationale façonnée dans le sang et par la violence. Les Colons sort ainsi de l’oubli le génocide subi par le peuple des Selk'nam en Terre de Feu, entre la fin XIXe siècle et le début XXe siècle, redonnant une réalité à ceux qui ont été annihilés.

Pour ce faire, Gálvez met en place une imagerie férocement signifiante, au sein de laquelle la beauté sauvage de la nature patagonienne se heurte à la violente sauvagerie de l’homme civilisé. Le contraste est d’autant plus éloquent que le travail photographique de Simone D'Arcangelo (déjà perceptible dans La Légende du roi crabe (2021)) met remarquablement en relief les merveilles et mystères de ces terres du bout du monde (cadrages saisissants, vérités dissimulées par la pénombre ou la brume) : face à la grandeur de la nature, c’est bien la petitesse de l’homme qui ressort, ainsi que sa capacité à souiller, corrompre, détruire ce qu’il touche. La première séquence est en cela terriblement révélatrice, avec cette terre qu’on lacère de barbelés et cet homme – devenu handicapé à la suite d’un accident - à qui on ôte la vie sans ménagement : les colonisateurs ne respectent rien, ni le sol, ni la vie humaine, et encore moins celle des Indiens autochtones.

Par soucis d’efficacité sans doute, Felipe Gálvez conduit son propos en investissant le concept du western et ses codes bien ancrés dans l’imaginaire collectif. Le visuel s’empare ainsi d’un langage connu, avec ces panoramas pittoresques, ces visages rugueux et intenses, cette violence et son racisme, ses “cowboys” et ses “indiens”, ainsi que son riche propriétaire terrien (José Menéndez, responsable du génocide des Selk’nam). Un genre western que le cinéaste ne transcende pas par une approche poétique (comme dans Dead Man de Jim Jarmusch ou The Power of the Dog de Jane Campion), au risque d’être trop classique, voire parfois un peu archétypal (personnages sanguinaires, racistes...), mais qui lui permet d’aborder le fameux thème de la frontière. Une frontière que les colons imposent de force, dès les premières secondes en confrontant propriété publique et privée, engendrant une violence dont les effets se propageront durant tout le film (à travers les sons - avec ces coups de fusil rompant le silence ou le bruit des corps chutant au sol -, le montage ou encore les images ensanglantées).

Mais le film a le bon gout de creuser davantage son propos en s’intéressant à la frontière existant entre les Hommes, celle qui sépare les colons des Autochtones, bien évidemment, et qui favorise le racisme, mais celle également qui se crée entre des individus d’une même ethnie, avec ce Britannique et cet Etats-Unien qui s’affrontent, ou encore cet Ecossais qui sort le flingue dès qu’on le confond avec un Anglais... c’est la bêtise des Hommes qui ressort de ces images, ridicule, absurde, à vouloir ériger des frontières, posséder des terres tout en rejetant celui qui est différent.

Une posture ridicule que le film va souligner avec finesse lors de son épilogue, qui se déroule sept ans après le reste du récit : un émissaire du gouvernement retrouve Segundo ainsi que sa femme, Kiepja, et tente de mettre en scène la réalité chilienne à sa façon, en dirigeant les Autochtones devant une caméra tels des pantins. Une réécriture de l’histoire grotesque qui se heurte cette fois-ci à la violence intériorisée du couple : celle de Segundo, dont le souvenir des massacres se perpétue par la parole, celle de Kiepja dont le visage fermé exprime à lui seul la souffrance d’un peuple et son désir de ne pas se soumettre, de ne pas disparaitre.

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le 22 déc. 2023

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Procol Harum

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