C’est une subreptice altération, une retenue pétrifiée, un mutisme froid, une imperméabilité abattue qui transparaît immédiatement et bouleverse l’ouverture des Dames du bois de Boulogne, ouverture ancrée dans l’opacité d’une nuit trouble (pareille aux Anges du péché, la photographie, finement éclairée par Agostini, dévoile ses plus riches images au beau milieu de la pénombre). Au bout de cette courte cérémonie qui dure l’espace d’un trajet de voiture naît un dégoût nouveau, surmonté d’une économie désarmante et esquissant les bases d’un style autre; Bresson entame son sillon vers l’épure, repoussant peu à peu les fioritures superfétatoires d’un cinéma factice. L’aversion des parures ne se traduit toutefois pas seulement par une tonalité stylistique différente, mais par l’idée (non loin du postulat de son précédent long métrage) d’éloignement sociétal, d’isolement forcé face à la superficialité d’un monde colonisé par le mensonge. Aversion des parures qui s’illustre à travers l’appartement vide et austère d’Agnès et de sa mère; c’est un moyen subliminal pour Bresson de déshabiller et de dénoncer une société artificielle en prônant, à l’inverse, les bienfaits de la retraite sociale et de l’anonymat.


Pourtant, les premières mouvances se rapprochant de la future mise en scène bressonnienne ne parviennent jamais à se concrétiser pleinement; sont alors reléguées au second plan, autant d’un point de vue formel que scénaristique, les prémices rigoristes, repoussées par l’envahissant corps narratif. La confrontation entre naïveté amoureuse, hypocrisie manipulatrice et pudique désir de simplicité devient centrale. Et Bresson de souligner la victoire de la tentation sur la pureté, l’éternelle corruption du vice, élaborant un terrifiant personnage, aussi réaliste (dans sa douleur intériorisée) que surréel (dans ses machinations machiavéliques où transparaît un glaçant plaisir sadique) : Hélène, la délaissée. D’une exécution encore hantée par le classicisme (notamment en raison de la partition de Grunenwald et de la théâtralité du jeu des actrices), il subsiste : de somptueux plans nocturnes, une caméra en perpétuel mouvement (peut-être s’efforce-t-elle de retranscrire les effusions sentimentales?), une discrète ingéniosité scénographique et, ultimement, une acuité émotionnelle touchante : c’est la déclaration (faussement réciproque) de non-amour parvenant à encapsuler brillamment la tristesse des adieux (et surtout la souffrance d’une âme espérant vainement un rétablissement amoureux) qui témoigne de la sensibilité profondément humaniste dont se dote le metteur en scène lorsqu’il dessine ses personnages. Et si la conclusion dévoile un enchaînement de poncifs foncièrement optimistes, impossible d’oublier l’acrimonie d’une phrase lancée plus tôt : « Nous sommes tous des anges! » Et ici se clôt la première carrière de Robert Bresson, dorénavant lassé de son style déclamatoire, préfabriqué, conventionné.

mile-Frve
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le 3 janv. 2022

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Émile Frève

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