L'annonce faite de la mort prochaine du cinéma a toutes les raisons d'être prophétique, sa résurrection sous une nouvelle forme également. À chaque grand changement, son lot d'actes de résistance artistiquo-symboliquo conservateur. Dans un grand élan emphatique, Damien Chazelle décharge des hectolitres de liquide séminal sur Babylon après qu'Andrew Dominik n'écorche sa Blonde dans une réalité apocryphe. On saigne L'Art et les icônes mais au fond, on caresse leur image pour les faire renaître à nouveau et leur assurer l'immortalité. Le bouclier culturel inspiré par les anciennes gloires de ce que l'on appelle - l'authentique Cinéma - reste le dernier bastion pilonné par le capitalisme culturel autrement dit Méphistophélès sous forme de pixels, d'interfaces et d'algorithmes. Comble de l'ironie, l'image de Marilyn martyrisée convertie en streaming voudrait que le progressisme technique ait également sa part de reconnaissance. Depuis 2020, tout se complique, les médiums s'entremêlent mais le vers était déjà dans la pomme.


La période post covid engage dès lors un nouveau combat entre la petite lucarne et la toile géante et fait écho à l'entrée fracassante des téléviseurs dans les foyers américains durant les années cinquante. Derrière le masque du Malin, le Doppelganger du producteur autrefois pourvoyeur de spectacles larger than life est, cette fois-ci, derrière la manœuvre (pernicieuse ?). Si la partie créative bascule dans le camp adverse, que restera-t-il du Cinéma si ce n'est le souvenir d'une époque artistique radieuse galvanisée par la genèse des films eux-mêmes. Finalement, Babylon parle en sous-texte peut-être moins de Septième Art que d'un règlement de compte culturel à l'égard des plateformes. D'une souplesse intellectuelle plus prononcée, le film de John Huston n'avait-il pas le même souhait que Babylon ? Dans un cadre télévisuel aux programme pré-digérés, The Misfits (Les Désaxés en VF) ou encore Les Inadaptés pour la traduction littérale dialogue avec les coulisses du film de Chazelle et de Dominik annonçant la fin de plusieurs ères. On connaît tous la sempiternelle image du petit américain blanc de lait ventre à terre, coudes plantés dans la moquette et les paumes sous le menton regardant un western en noir et blanc dans son salon. De ce tableau de l'American Way of life découle certainement les dommages collatéraux culturels, économiques et sociaux de l'Amérique mis en scène par John Huston. À contrario de ses descendants, Les Désaxés ne se dévoile pas comme un geste offensif mais comme un temoin de son époque. Une nature certes semblable à Babylon mais une fonction articulée autour d'un essai volontairement méta (horrible terme en vogue) pour son versant réflexif et le cliché d'une micro-société en mal d'affection couplé à la peinture de Reno (ville de tous les possibles) pour son extension visuelle et ses moeurs singulières. Huston ne s'appuiera pas sur le décorum du Cinéma pour en montrer les rouages mais bien par le truchement de ses silhouettes spectrales au crépuscule de leur existence. Un comédien mimant sa misérable vie à travers le simulacre d'un personnage vaut organiquement bien mieux qu'un plan symbolique de travelling sur rail.


Les Désaxés jouent deux représentations : Celle écrite par Arthur Miller (alors époux de Marilyn) mise en image par Huston et celle en dehors des plateaux suggérant le sursis de ses interprètes. Les deux étant interchangeables tant le scénario épouse la morosité de chacun. "Je n'ai jamais vu un visage de femme aussi triste" déclame Gay Langland (Clark Gable) à Roslyn Taber (Marilyn Monroe) lorsqu'il l'accueille dans son ranch. Les nouveaux amants marqués par le divorce brisent la solitude par l'acte de chair. Existe-t-il seulement un semblant de sentiment autour de cette parade amoureuse ? De L'Amour naissant peut-être mais assurément de la compassion et de la tendresse. Cette seconde chance qui s'offre à eux est le dernier jour du reste de leur vie. Elle ne fait pas fi des conventions sociales associées au mariage et à la future progéniture. On ne parle pas de marginaux mais d'êtres blessés par le destin. C'est un nouveau chemin à emprunter pour les éprouvés qui savent pertinemment que le modèle social qu'on leur a vendu n'est qu'un mensonge censé donner du sens à l'existence. Les Désaxés se fonde sur une notion d'évolution due à l'expérience de vie mais dont les personnages sont prêts à renouveler l'acte s'il s'applique au sein de leur microcosme. Un fait est certain : Gay tient à Roslyn mais elle n'est plus un objet de désir immobilisé dans un carcan sexiste mais une femme libre de ses choix. Les photos de sa gloire passée affichées sur une porte de penderie semblent tout droit sorties Des Hommes préfèrent les Blondes et annoncent un époque révolue. Il ne reste d'elle que l'enveloppe charnelle dépossédée de l'aura de Star. Marilyn n'est plus Monroe. Ses flirts successifs avec le veuf Guido Delenni (Eli Wallach) et Perce Howland (Montgomery Clift) proches amis de Gay, prônent l'échange bienveillant teinté de chaleur humaine. Les grands accidentés pratiquent à leur insu les méthodes thérapeutiques du groupe de soutien visant le positivisme et le rejet des mauvaises ondes. Qu'importe le jugement d'autrui, seul compte l'échange , l'altruisme et la compréhension. Seulement même au coeur d'une utopie construite de victimes du système se glisse des éléments perturbateurs...


Par un système de collage de séquences issu du produit intellectuel du spectateur, Blonde de Andrew Dominik prend sa source dans la mélancolie des Désaxés. Suite à la perte de son enfant (cf la scène de la plage in Blonde) et du traumatisme qui s'en suivra, Arthur Miller offrira le scénario de The Misfits à Marilyn. Un rôle miroir dont elle se plongera à corps perdu non sans en dévoiler une part de vérité. La malédiction des Désaxés repose sur les destins de ses trois figures centrales qui décèderont rapidement après la fin du tournage. Si le film de John Huston ne se cache pas d'offrir une alternative à ses personnages cabossés par le destin à contrario de leurs interprètes, elle ne résout pas l'énigme du cadre dans le cadre. Le quatuor Wallach/Monroe/Gable/Clift s'illustre autour de l'idée du rejet de ses figures centrales par les conventions sociétales mais aussi par le jugement péremptoire de la fatalité. Pour parvenir à cette ostracisation, Huston enserre chacun de ses sujets dans un second cadre limitant son espace de vie tout en diffusant des informations élémentaires mais essentielles pour la lecture à venir. Guido se devine dans la lunette arrière de sa dépanneuse puis converse avec l'amie de Roslyn au travers de la vitre baissée de son véhicule. La spatialité y est réduite dévoilant un métier de mécanicien entièrement construit autour de son existence. Roslyn, prisonnière du cadre de son miroir évoque l'ex-image glorieuse de Marilyn. Un premier miroir qui agit comme un révélateur chimique de sa morne existence dans une réalité qui est sienne puis un second, dans un bar de Reno, se rappelant le bon souvenir de sa plastique comme fond de commerce. Dans sa diegese, Marilyn/Roslyn doit aussi rester cette incarnation du fantasme (triste cette fois-ci) masculin. L'autre gueule cassée, Perce, isolé dans un périmètre restreint (une cabine téléphonique) souffre d'un syndrome lié à son enfance (l'absence du père). L'échange avec sa mère révèle un manque de reconnaissance et la perte de repères d'un adulte au comportement parfois candide.


À l'inverse des laissés pour compte, l'espace de Gay ne sera jamais délimité par une forme géométrique. Aucune métaphore pour narrer ses fêlures. Ce mystère qui consiste à ouvrir le champ n'est en rien une fantaisie de Huston mais bien un leurre destiné réouvrir ses plaies morales tout au long du métrage et mettre au grand jour sa souffrance cachée. Bien que Roslyn apparait comme la réunification du quatuor et surtout l'élément cathartique du récit, Gay se révèle le versent culturel de l'Amérique profonde, celle de la terre et le représentant des derniers pionniers qui ont bâti le pays, les mains dans la boue. En un film, John Huston fait basculer Hollywood dans une ère mélancolique bercée de cowboys sans western et de star sans paillettes. Un témoignage en noir et blanc sublimé par la photo écorchée vive de Russell Metty.

Star-Lord09
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le 27 janv. 2023

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