Les Dieux du stade
7.4
Les Dieux du stade

Documentaire de Leni Riefenstahl (1938)

La perfection athlétique et esthétique à l’antique fascinait Leni Riefenstahl bien avant qu’elle ne travaille pour le parti national-socialiste, et les idéaux portés par ce film dépassent également la montée au pouvoir d’Hitler (lequel n’est pas plus représenté dans les Dieux du Stade que la famille royale britannique ne le sera dans les images des jeux de 1948), n’en déplaise à ces petits malins qui semblent décidément pulluler sur les sites tels que Senscritique. Notons, au passage, que le mot propagande avait une toute autre signification à l’époque, et dépassait le sens étroit et négatif que l’on lui prête aujourd’hui ; de nombreux journaux et films arboraient fièrement ce mot en couverture.


Le premier sanatorium date de 1850 et des poussières, si je ne m’abuse, et les bains de soleil au grand air font doucement leur apparition dans la seconde moitié de l’étrange 19e siècle qui voit naître la Lebensreform. Le naturisme est alors une idée qui obtient son succès, au côté d’une gymnastique, du retour à la nature et d’un végétarisme prescrits par les médecins les plus modernes de l’époque comme autant de remèdes face à la dégénérescence du monde industriel et urbain (les petits allemands apprendront plus tard les effets dévastateurs de la ville dans leurs carnets d’école, celle-ci étant associée à la croissance du nombre de malades, notamment). Le début de la seconde partie de ce film (Fest der Schönheit) est typiquement tributaire de ces conceptions – entrainements, étirements, échauffements au grand air, soins du corps, bains d’eau et de soleil, etc. Riefenstahl n’hésite pas à cadrer ces pratiques étranges sous leur aspect cocasse, et la musique l’accompagne à cet effet avec des thèmes plus légers, pendant un court instant. Reprennent ensuite la concentration et les jeux, démontrant les effets bénéfiques des entrainements, à travers les performances d’athlètes au sommet de chaque discipline.


Les premières séquences de la première partie des Dieux du Stade (Fest der Völker) sont les plus significatives et les plus lyriques, tout comme c’était le cas pour le Triomphe de la Volonté (1935), qui s’ouvrait sur un enchaînement de plans descendant du ciel au côté de l’aigle de fer allemand, deus ex machina transportant Hitler et Goebbels depuis les sphères éthérées vers les plus belles vues de Nuremberg. Ici, nous ne partons initialement pas du ciel mais de ruines grecques embrumées – stades et statues évoquant les jeux olympiques et les ruines d’une civilisation endormie – desquelles une flamme de vie nouvelle s’échappe, parcourant terres et mers jusqu’à Berlin. Cet enchaînement de plans est hautement symbolique, évidemment, à de multiples niveaux. Magnifique également, à tous les niveaux : montage, cadrage, lumière et mise en scène s’accordent en parfaite harmonie. Le corps en mouvement, entre danse et athlétisme (deux passions de Riefenstahl), filmés en ralenti et accompagnés des mouvements tout aussi grâcieux de la caméra elle-même, se transforment en éléments de compositions toutes plus belles et grâcieuses les unes que les autres. Outre les athlètes, le stade (et les masses unies qui le rendent vivant) est un personnage principal de ce film ; de la même manière que l’athlète reprend la pose du Discobole, il est l’héritier des pierres antiques. Les inscriptions au début du film – le titre, une dédicace au baron Pierre de Coubertin, réinstituteur des Jeux olympiques à l'ère moderne, et une phrase honorant la jeunesse dans le monde entier – sont ainsi présentés sous la forme d’inscriptions romaines dans le marbre (à mettre en parallèle avec le retour sur la Guerre mondiale et la renaissance de l'Allemagne en préface du Triomphe de la Volonté). Notons que c’étaient là des éléments fort présents dès les premiers jeux olympiques (1896, Athènes), et par la suite également. Le Discobole, qui prend vie dans le film de Riefenstahl, est, à côté des anneaux, un symbole récurant sur les affiches de promotion des jeux depuis la fin du 19e siècle.


L’objectif de ce film n’est évidemment pas d’encourager la suprématie de la race aryenne ; soyons sérieux, et laissons de pareilles analyses infantiles à nos internautes experts qui font de leurs quelques notions théoriques sur le nazisme des lunettes déformant la réalité. Si les allemands sont évidemment mis en avant lorsqu’ils gagnent, les athlètes d’autres pays européens, mais aussi les américains (le fameux Jesse Owens, notamment) ou asiatiques sont présentés dans la même quête d’excellence athlétique et esthétique. Toutes les nations ont leur place dans une même quête de renaissance qui culmine à la toute fin du documentaire, lorsque les drapeaux sont placés côte à côte sous le signe de la flamme réanimée. Plus tard dans sa vie, lorsqu’elle ne sera pas occupée à repousser les assauts d’imbéciles cherchant à la compromettre, Leni Riefenstahl voyagera en Afrique, où des tribus, vivant hors du morne et malade monde moderne, la fascineront comme un idéal à conserver via la photographie. Elle tentera d’y capturer la pureté et la beauté de peuples noirs avant le rouleau compresseur de l’âge industriel. Parallèlement, dans les Dieux du Stade, elle se prend à rêver à la résurrection de l’Antiquité et avec elle d’une humanité qui a pu perde de sa superbe au fil des derniers siècles. A côté de messages politiques transparents – en tête, celui du renouveau de l’Allemagne et de l’Europe sous la figure messianique d’Hitler – les motifs esthétiques et symboliques sont donc évidemment à lire dans le contexte particulier des années 1930, et en conservant également les intérêts particuliers de Riefenstahl en tête. C’est exactement la posture que l’on adopte en observant le David de Michel Ange, par exemple (si l’on désire, bien entendu, ne pas être aussi stupide que ces attardés et autres psychanalystes qui voient une preuve manifeste d’homosexualité dans ses œuvres), lequel perd son sens s’il n’est pas compris au sein des enjeux politiques et esthétiques de son temps – l’expression de la force et de la puissance par Michel ange, y compris dans les corps féminins, n’a rien de lubies personnelles, et sert d'ailleurs des intérêts politiques qui le dépassent.


Les parties documentaires du film voient la succession d’une série de disciplines filmées par l’imposante équipe Leni Riefenstahl avec un extraordinaire talent de mise en scène. Au niveau technique, c’est extraordinaire. Pour atteindre cette perfection il a fallu rejouer certaines « scènes » à postériori, lorsque la répétition des performances au moment même (atout important) ne suffisait pas, ou si la disposition des jeux ne permettait pas certaines prises de vue. En parlant des angles de prise de vue, ceux-ci sont souvent choisis pour renforcer l’aspect aérien des performances – en contre-plongée, et dans un angle spécifique, ils donnent l’impression (renforcée par les ralentis) que les athlètes s’envolent. Le ciel, arrière-plan presque constamment présent, participe de cela, de même que les quelques plans sous l’eau. Quelle liberté de mouvement pour la caméra ! Et quels splendides jeux de lumière ! La voix off rend le tout palpitant et renseigne le spectateur ; il ne s’agit pas d’une description complète ou technique ennuyeuse, et lorsque le bougre n’a plus rien d’intéressant à dire, il a la décence de fermer son clapet. La musique, magnifique, prend alors la place, et l’on entre dans des séquences plus lyriques, suspendant l’écoulement du temps pour laisser place à l’admiration. Chaque sport, avec ses mouvements propres, est également spécifiquement mis en scène. Des techniques innovantes pour l’époque sont mises en place, sur la cassette du régime (quitte à ce que quelqu’un paye), afin de capturer les jeux olympiques comme jamais auparavant… et comme plus jamais on ne le fera par la suite. Bien entendu, la télévision tentera de reprendre ou d’imiter le travail de Riefenstahl, mais elle ne parviendra jamais qu’à nous faire regretter le noir et blanc et l’ère précédant la télévision.


Enfin. Au-delà de tous ces éléments, et au beau milieu de toutes les discussions qu’il y a pu avoir à propos des "heures les plus sombres", si Les Dieux du Stade doit être réduit à un message, c’est bien avant tout celui-ci : le ralenti ne devrait être permis qu’aux photographes.

Lambic
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le 20 déc. 2017

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